L’USAGE POLITIQUE DU SPECTATEUR : CONTRÔLE DES MÉDIAS ET ÉVOLUTION DU DROIT

 

Christophe Lenoir


Communication présentée dans le cadre du colloque international Nouveaux médias et information : convergence et divergence,                          
Université Panteion, Athènes, Grèce, 7 mai 2009.  Actes publiés en avril 2010 par l'Université
Panteion. ISBN 978-960-6746-05-5.

Pour citer cet article :
Lenoir, Christophe. 2010. 
« L’Usage politique du spectateur : contrôle des médias et évolution du droit » dans Nouveaux médias et information : convergence et divergence. Colloque international sur les médias (Université Panteion des Sciences sociales et politiques, Athènes, Grèce, 6-9 mai 2009). Athènes : Megaron. L’Usage politique du spectateur : contrôle des médias et évolution du droit [en ligne] (http://chr.l.free.fr/Convergence et divergence.htm) [consulté le ].

 Notice en ligne : http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00557987    Archive en ligne :  http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00560191/fr/


 Résumé

 

            À l’occasion de la convergence des médias, des évolutions majeures sont apparues dans le droit français et dans le rapport du gouvernement aux institutions judiciaires. La question de la pénalisation des usages gratuits des produits culturels est évidemment au cœur des débats parlementaires, comme dans les autres pays européens. Cette question est peut-être d’autant plus sensible en France que la défense des industries culturelles nationales a largement mis en avant leur dimension culturelle contre leur dimension marchande.

 

L’émergence d’inspirations juridiques directement liées à l’actualité, à l’information diffusée par la télévision, et à ses logiques rhétoriques propres, pose la question de la légitimité même des constructions juridiques. Cette question est d’autant plus sensible au pays de l’Esprit des lois. Les nouveaux médias, en décloisonnant les positions d’auteur et de spectateur, ouvrent-ils de nouveaux espaces démocratiques et culturels, ou l’inquiétude, face à cette ouverture, ne sert-elle qu’à justifier la contention d’institutions inadaptées ?

 


 

 

1. INTRODUCTION

 

1.1. Évolution de l’encadrement politique des médias.

 

L’examen des attendus législatifs relatifs à la régulation d’Internet laisse apparaître une volonté systématique de « compenser » certaines failles des nouveaux médias : la technologie employée les rendrait plus difficiles à contrôler, ce qui implique donc des lois d’autant plus répressives. Or, l’évolution des médias écrits a suivi une évolution inverse, de décompression ou de « répression par la liberté », permettant la constitution d’un véritable espace public, comme lieu immatériel de discussion publique de l’action gouvernementale.

 

S’agit-il d’un simple problème technique, ou ces évolutions légales, au nom du contrôle d’Internet, affectent-elles la structure de l’espace public, et peut-être, ce faisant, la possibilité de la démocratie ?

 

Nous allons tenter de comparer les possibilités de contrôle technique et politique et l’évolution des répressions en fonction des médias, imprimés ou électroniques. Ces phénomènes, sont effet, de nature assez disparates : prescriptions et encadrements légaux, prescriptions ou polémiques engagées par des groupes confessionnels, civils ou commerciaux, concentration économique, conditions d’accès de nouveaux entrants (conditions concurrentielles), tensions et pressions au sein d’un champ professionnel (autocensure des journalistes, réalisateurs consensuels …), évolution des moyens techniques (informatique…), conditions pratiques d’efficacité des censures (facilité de saisie d’un livre, difficulté de surveillance des usages domestiques ou plus encore des usages individuels). En outre, le licite et l’usage ne se recouvrent pas forcément, tout en étant également évolutifs. L’usage d’un imprimé peut être ainsi condamné légalement ou simplement moralement, voire moralement et physiquement, sans pour autant parvenir à l’endiguer du fait de la difficulté de contrôle des marchés parallèles, des publications ou des lectures clandestines.

 

1.2. Spécificité des moyens de contrôle

 

La désapprobation d’un usage, ou d’un contenu, ou d’un émetteur passe également par une grande gamme de nuances et de formes polémiques, suivant les lieux d’origine de la désapprobation et les contextes d’usage, ou suivant sa gravité, elle ne peut se réduire à une simple question de possibilité ou d’interdiction. De même, la licité peut dépendre de notions différentes dont la distinction est parfois idéologique ou interprétative : outrage / violence / apologie ou incitation à la haine ou au crime, subversion, blasphème, dénigrement / insulte / diffamation, diffusion de secrets, mise en danger d’autrui, violation de l’intimité, non-paiement de droits / de taxes / d’une rémunération, contrefaçon, vol, recel.

 

L’entrée en termes de « média » recouvre des champs et des institutions susceptibles de disposer de statuts différents (ne serait-ce que la littérature ou le journalisme). En particulier, la censure s’avère proportionnelle à la facilité de lecture et à l’audience, les publications scientifiques ayant pu bénéficier d’un régime libéral beaucoup plus précocement que la caricature.

 

La radio, premier média électronique de masse, et la conversation fournissent ainsi des points de comparaison complémentaires. La conversation constitue en particulier le premier espace de construction d’un consensus rationnel, référent des Espaces Publics permis par les médias imprimés ou électroniques. La particularité de la communication orale, ce sera l’intégration linguistique des formes d’acceptabilité des énoncés : il est très rarement nécessaire de devoir faire appel à une instance de censure extérieure (Orecchioni, 1990 1992 1994). La politesse demeure une des notions les mieux partagées, même si la diversité de ses formes d’expression (tant linguistiques que praximétriques) peut entraîner des malentendus.

 

Dans les tableaux suivant, nous voyons donc qu’Internet renverse largement la problématique de l’influence de la télévision : la nature de l’émetteur est difficile à garantir ou à circonscrire. Par contre, le récepteur cesse d’être un inconnu, puisqu’il ne capte pas anonymement un signal, mais participe d’un réseau d’interconnexions.


Tableau 1

Possibilités techniques de contrôle des imprimés, de la télévision et d’Internet

 

Instance

Contrôle

Média

publication

contenus

usage

 

Imprimés

+ / -

Relatif

·         maintient des structures officielles de contrôle (dépôt, enregistrement légal)

·         fin des censures officielles

·         mouvements ponctuels d’opposition dans l’espace public, polémiques

-

Limité

·         législation protectrice (prescription rapide de la diffamation)

·         liberté d’expression, « autonomie du champ littéraire »

- -

Très faible

·         fin des mises à l’index ou des poursuites pour recel de textes subversifs,

·         « fatwas » condamnées

 

Télévision

+ +

Très important

·         encadrement strict des diffuseurs

·         concentration

·         mise en cause polémique de l’énonciateur

+

Important

·         instance de régulation compétente en matière de licité des contenus

·         sensibilité de l’espace public

- -

Impossible

·         « panoptique inversé » : présupposer une fascination spécifique

·         contrôle réduit de fait à la ritualisation de l’usage

 

Internet

- -

Très difficile

·         tout usager peut énoncer des contenus

·         pas de contrôle a priori possible

·         difficulté d’identification des énonciateurs

·         tentative légale d’impliquer les prestataires techniques dans le contrôle a posteriori

+ / -

Possible

·         nombreux procès pour des causes commerciales (dénigrement de marque) ou éthiques

·         dispositifs techniques de filtrage des contenus

·         appels à la délation

+

Assez aisé

·         la consultation laisse une trace contrôlable sur l’ordinateur final et les serveurs

·         législation renforçant ce contrôle

·         identification des numéros d’IP (Pair à Pair)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 


Tableau 2

Possibilités techniques de contrôle des situations d’interaction orale et de la radio

 



       Instance

   Contrôle

Média

publication

contenus

usage

 

Conversation

- -

Rare

·         atteinte à l’intégrité du locuteur

 

La Violence

+ +

Systématique

·         auto et rétro-préservation du locuteur et de l’allocutaire :

autocontrôle et rétrocontrôle des énoncés, procédés d’expression connexes

 

La Politesse

 

+ / -

Variable

·         effets de conformation et pression sociale et interactionnelle

 

La Norme

 

Radio

- -

Non effectif

·         possibilité de brouillage, voire de destruction militaire des émetteurs, mais l’histoire de la radio demeure marquée par la difficulté d’exercice de ce contrôle, entraînant de véritables duels
(Radio Londres VS Radio Paris,
Voice of America, etc.)

 

ü  Image historique de propagande ou de contre-propagande

- -

Très difficile

·         problème du contrôle d’un flux continu et de nombreux émetteurs,
accentué par la forme « modalisée » de l’expression :
par exemple : des auditeurs peuvent intervenir en direct par téléphone

 

ü  connotation libertaire

+ / -

Assez difficile

·         répression de l’écoute, éventuellement facilitée par les usages de dénonciation

·         limitation des postes récepteurs, ayant pu aller jusqu’à développer la cablo-diffusion plutôt que la radiodiffusion

 

ü  pratique devenue privative, individuelle et mobile

 


 

 

2. LÉGITIMATION DES CONTRÔLES

 

2.1. Vers un droit qui dépasse la modernité

 

Dans le cas d’Internet, comme dans celui de la télévision, les contrôles sont mis en avant, par les autorités politiques, essentiellement au nom de la protection de l’enfance – argument il est vrai plus probant dans le cas d’Internet que dans le cas de la télévision, les espaces d’échange textuels et de connexion physique étant moins forcément dissociés. Un ensemble de menaces, contre l’enfance, ou contre la société, dans le cas de la lutte contre le terrorisme, justifient alors des mesures d’exception.

 

Les évolutions juridiques sont censées pallier la difficulté du contrôle d’Internet et l’accroissement de la violence. En quelque sorte, la dématérialisation et l’extension de la sphère privée que permettent les réseaux électroniques impliqueraient de traiter juridiquement les espaces privées suivant les même modalités que les espaces publics. Ces dispositions se retrouvent donc dans des considérations liées au contrôle des citoyens, justifiées principalement par les problèmes de terrorisme, de discrimination, d’émeutes et de déviances sexuelles. Le gouvernement français a ainsi donné, comme explication des « violences urbaines » de novembre 2005, des appels à l’émeute lancés sur des blogs, des forums, des sites personnels ou par SMS.

 

On retrouve en outre toujours un attendu, suivant lequel s’établit un lien de causalité entre les représentations et les actes, présupposé déjà systématique dans le cas des règlements visant à contrôler l’exposition à la violence télévisuelle. La télévision a ainsi été mise en cause par rapport aux violences en banlieues, les informations diffusées pouvant aggraver, voire provoquer les problèmes (Bui Trong, 2003).

 

Un des aspects les plus étonnants de ces propositions juridiques revient à réintroduire dans le droit la casuistique sur la possibilité, pour l’autorité judiciaire, d’utiliser des moyens captieux. Comme le note Foucault (Foucault, 1975), ces procédures sont délégitimées à la fin du XVIIIème siècle, après de nombreuses discussions, au nom de la rationalisation des systèmes de preuves et de l’application, au processus judiciaire lui-même, d’une logique de non-contradiction. Ces moyens sont réintroduits dans le droit français par la loi Perben II, « loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité » : Les policiers sont autorisés à se faire passer pour receleur ou complice des infractions. Ils n’auront pas le droit d’inciter au délit mais pourront mettre à la disposition des personnes suspectées les moyens (financiers, juridiques, transport...) dont elles ont besoin.

 

La réinscription de la possibilité pour l’instance judiciaire de sortir du cadre légal pour provoquer la preuve, pour entraîner la manifestation d’un délit supposé intentionné, marque-t-elle la fin d’un droit construit sur les référents de l’imprimerie, pour entrer dans un « cyber-droit » où la qualité souveraine de l’autorité réapparaît ? Les espaces individuels privés protégés par la loi du regard de l’État, en particulier le domicile, sont de nouveau ouverts à l’investigation de la police avec un minimum d’encadrement judiciaire. Mac Luhan serait en quelque sorte confirmé par Foucault, si la fin des structures d’enfermement rationalisées marque bien le retour à de nouvelles formes de souveraineté.

 

2.2. Souveraineté de l’État contre liberté individuelle

 

Une autre évolution majeure concerne la privatisation des moyens de contrôle : ils peuvent relever d’entités privées, entendu que des groupes économiques, des groupes de pression ou leurs prestataires techniques peuvent se voir déléguer l’enquête et l’établissement des preuves. Ces évolutions recoupent évidemment une problématique très générale du droit, susceptible d’être fondée soit sur la protection de l’individu soit sur la protection de la société. Cette bipolarisation renvoie à deux traditions différentes en termes de fondement moral, dont Habermas a souligné l’origine en précisant sa propre position : […] elle partage, avec les « libéraux », la compréhension déontologique de la liberté, de la moralité et du droit issue de la tradition kantienne, et avec les communautariens, la compréhension intersubjective de l’individu comme socialisation, issue de la tradition hégélienne. (Habermas, 1992 : 180).

 

L’Exécutif cesse en France d’être la référence inconditionnelle du droit à partir du début des années 1970, le Conseil constitutionnel intervenant de plus en plus couramment dans des questions relatives aux libertés individuelles (IVG, enseignement, droit d’association). N’est-il pas donc paradoxal que le développement des technologies de communication et des médias électroniques justifie un renforcement du contrôle des personnes, alors que les médias imprimés se sont développés en même temps que le droit évoluait vers une plus grande protection de l’individu ?

 

Ce renforcement du pouvoir d’intervention publique dans la sphère privée se fait, précisément, à travers la reconnaissance de droits nouveaux aux individus (femmes, enfants, personnes en situation de faiblesse) qui dépassent ceux de la microsociété privative familiale, ou institutionnelle, dans le cas de foyers ou d’établissements publics auparavant opaques. Ces évolutions juridiques seront mêmes parfois, à ces titres, l’objet d’attaques politiques contre la « dislocation » de la famille et des mœurs. L’exercice de ces droits fait bien, de ces espaces auparavant totalement privés, de nouveaux lieux de l’action publique.

 

 

3. DES SCÉNARIO EXPLICATIFS RÉCURRENTS

 

3.1. Le droit de surveiller

 

Ces évolutions du droit familial ont été ainsi évoquées par des élus de partis gouvernementaux comme les principales causes des différents désordres sociaux : les violences « entre bandes » ou contre les institutions sont ainsi régulièrement présentées comme l’effet des politiques familiales, par les élus favorable à la mise en place de surveillances urbaines et familiales systématiques. Une sorte de fantasme générationnel, basé sur une opposition irréconciliable entre générations, peut donc servir de source au droit et à l’action gouvernementale. Or, cette opposition relève avant tout d’un scénario, celui que pointait Sabine Chalvon-Demersay dans Mille Scénarios, une fiction (Chalvon-Demersay, 1994). L’action politique semble dans cette perspective non seulement s’appuyer sur la visibilité des médias, mais sur des logiques proprement scénaristiques.

 

Ce fantasme renvoie lui-même, sans doute, aux modifications des modalités d’accès dues au média et à la perception d’une perte de pouvoir correspondante par les parents et les institutions. Il renvoie aussi à l’incapacité d’appréhender des évolutions sociales dont l’ouverture de la cellule familiale et l’autonomisation des enfants (en termes juridiques notamment) serait un des aspects principaux. L’évolution technologique et l’émergence de nouveaux médias, dont les usages sont forcément différenciés dans un premier temps, fournit de nouveaux arguments pour justifier l’existence d’un tel « fossé générationnel ».

 

3.2. Le devoir de punir

 

Foucault remarque qu’après les Lumières, l’exécution des sentences judiciaires devient progressivement le fait d’une institution autonome, le châtiment-spectacle qui caractérisait les sociétés anciennes s’effaçant au profit de la publicité des débats judiciaires, permise par l’émergence de nouveaux espaces publics. Corrélativement, la sentence est de plus en plus exécutée dans la discrétion, alors que précédemment elle était publique : c’est le procès qui était secret. Ainsi, il est laid d’être punissable, mais peu glorieux de punir (Foucault 1975 : 16).

 

Peut-on inverser la problématique des Lumières au moment de la Convergence, au vu de l’autonomisation du processus de libération conditionnelle, de sa mise en cause politique, des affaires citées et des débats qu’elles ont entraînés : il serait beau d’être punissable et glorieux de punir, et donc punissable de libérer les punis. Dans une campagne politique, revendiquer le droit de punir peut être également vu comme une affirmation rhétorique de sa propre souveraineté, et donc des compétences pour lesquelles on compte se soumettre aux suffrages électoraux. Systématisons ces positions à l’aide d’un tableau pour voir jusqu’à quel point ce renversement serait observable.

 

Tableau 3

Publicité des phases pénales

 

 

procès

peine

Ancien régime

caché

publique

Après les Lumières

public

cachée

Après la Convergence ?

public / caché

cachée / publique

 

 

 

 

 


Il y aurait en fait une hybridation en fonction des sondages d’opinion publique et des sondages liés à l’image des hommes politiques. Les innovations juridiques du début du XXIème siècle induisent bien un certain nombre de changements quant à la publicité des procès : en particulier, l’introduction d’une possibilité de plaider coupable (la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité a été introduite en droit français par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004) et d’indemnisation des victimes contre une absence de peine correspond à une forme de négociation de la sentence qui n’est pas publique.

 

En cela, le procès redevient en partie caché, ce qui a induit le soupçon exprimé par l’opposition parlementaire et par les syndicats de magistrats (USM, SM, conférence des bâtonniers), d’un traitement préférentiel et discret des affaires à connotation politique, cette possibilité étant en particulier ouverte aux personnes morales. La Cour de Cassation, le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’État ont cependant censuré l’aspect de la loi prévoyant le huis-clos, imposant la publicité des débats, malgré les tentatives du ministère de passer outre, allant jusqu’à diffuser une circulaire proposant de ne pas tenir compte de l’avis de la cour de cassation.

 

3.3. La publicité de l’instruction et des peines

 

La privatisation de la recherche des coupables dans le cas des usages illégaux d’Internet va également dans ce sens. En outre, cette notion d’aveu, qui est au centre du plaider coupable, n’est pas sans rappeler le type particulier d’engagement de l’accusé dans la procédure d’ancien régime que notait Foucault, prenant place lui-même dans le rituel de production de la vérité pénale. En effet, la vérité ainsi produite ne nécessite plus d’appel, elle devient définitive. L’aveu et la transaction qu’il implique, avait donc au moyen-âge une fonction essentiellement rituelle d’ancrage oral et public d’un procès par ailleurs secret et écrit. Il peut maintenant se situer du coté du caché, le procès public et les pièces de procédure afférentes remplissant la fonction rituelle : Quant à la publicité des débats, cette garantie essentielle de la justice dans un État de droit, elle disparaît. Le cabinet du procureur est un lieu clos et la procédure d'homologation devant le juge se tiendra en chambre du conseil, loin des regards indiscrets. Seule la décision d'homologation sera publique (Foucault, 1975 : 49).

 

Ce secret vise aussi, comme on peut le noter dans les polémiques entraînées par cette réforme, à éviter que ces dimensions orales et écrites ne se doublent d’une dimension médiatique. Les procès alimentent bien entendu les chroniques judiciaires ; une exposition, même suivie d’un acquittement, peut ruiner une carrière politique. L’implication médiatique peut même apparaître a posteriori, à travers des reconstitutions judiciaires, genre en pleine expansion. Le principe du secret de l’instruction dans la procédure inquisitoriale de droit français semble de plus en plus difficile à défendre face à la difficulté de maintenir une contention sur ces informations. Différents projets de réforme proposent la mise en place d’une procédure accusatoire, ou du moins de ‘fenêtres’ officielles de diffusion de l’information. La suppression, du juge d’instruction est également au cœur des réformes proposées par la Ministre de la justice au printemps 2009.

 

Le caractère public de la sentence apparaît à nouveau à travers la stigmatisation des coupables, les nouvelles technologies et les médias remplaçant les marques d’infamie de l’ancien régime. L’usage judiciaire des bracelets électroniques pouvait marquer la fin de la « société d’enfermement » et le remplacement des institutions de coercition par confinement par des systèmes de contrôle, suivant un principe d’enfermement à domicile. Or, l’usage du bracelet électronique, qui a été mis en avant lors des débats parlementaires, depuis 2005, n’en fait pas un substitut à la prison mais, malgré les arguties juridiques, un prolongement, une extension de la peine, précisément l’exécution d’une partie de la peine en remplacement de la liberté conditionnelle. Il donne une visibilité sociale, publique, à l’exécution de la sentence, qui ne se déroule plus entièrement dans un espace fermé et caché et dévolu à cet effet, mais dans l’espace ouvert de la société.

 

Cette extension ne correspond donc pas seulement à une volonté de contrôle, mais à une volonté d’emprise sur les corps, comme un exact inverse de la précédente évolution : la disparition des supplices, c’est donc le spectacle qui s’efface ; mais c’est donc aussi la prise sur le corps qui se dénoue (Foucault, 1975 : 17). Pourrions nous dire que le spectacle se réaffirme quand cette emprise se remet en place, ou semble du moins souhaitée par la surenchère des parlementaires en matière de pénalisation ?

 

La télévision, se trouve bien au centre du processus qui permet de passer du privé au public, donc, aussi bien de la souffrance privée au témoignage de la compassion que de l’énoncé d’une culpabilité possible à sa stigmatisation publique. Elle occupe donc une part prépondérante du processus judiciaire sans faire directement partie de ses aspects légaux : elle ne serait, de ce point de vue, que l’agent de la publicité des procédures.

 

Il demeure que la volonté du législateur, si elle se place du côté de l’empathie permise par la télévision, joue sur un degré d’accord, issu de la communication émotionnelle, qui n’est plus rationnel. Elle renonce alors à toute prétention à l’universalité, les significations d’un acte risquant toujours d’être différentes pour des groupes d’individus distincts : l’évolution des médias semble bien accompagner ou justifier une conception « communautariste », que l’on retrouvera dans les systèmes de « discrimination positive » ou de « parité », très différents de l’universalisme laïque sur lequel reposait discursivement le système légal français développé en même temps que les médias imprimés étendaient leur influence.

 

 

4. MÉDIAS ET INTÉGRATION

 

4.1. Innocence et marchandise

 

Le droit, reconstruit depuis les Lumières sur la croyance en des valeurs universelles, fondées sur la raison, peut-il survivre à un total relativisme des valeurs, conséquence directe de la science issue de ces mêmes Lumières ? Habermas souligne que l’homme a dû consommer un double divorce : d’abord, se couper de la cohérence entre la nature et le monde moral, avec le rationalisme et les évolutions industrielles et sociales qui l’accompagnent et, ensuite, se couper à nouveau de la croyance en un monde totalement descriptible et transformable par la raison, à force de devoir penser sa propre objectivation.

 

Chacune de ces coupures serait identifiée par des périodes de cohérence entre cadres techniques, juridiques et épistémologiques, suivies de périodes de crises. On retrouve ainsi dans la vision d’un « âge d’or » (Girardet, 1986) une connotation d’unité entre l’homme et son environnement que le machinisme et la rationalisation des rapports économiques auraient mis en cause. Un tel paradis, perdu ou à retrouver, n’est pas très loin de « l’État de nature », extratemporel, non historique. Le destin de l’homme ne se situe-t-il pas, précisément, entre deux âges bénis, celui d’avant la chute et celui d’après la rédemption ? (Girardet, 1986 : 103).

 

Innocence et marchandise sont les termes antinomiques de cette évolution. Cette défense de l’innocence contre la marchandise constitue encore le principal argumentaire pour un encadrement rigoureux (ou « vigoureux », en terme de visibilité médiatique) d’Internet, comme on peut le voir dans les préconisations gouvernementales pour la défense des enfants et des adolescents.

 

La défense d’un esprit communautaire autour de la diffusion de logiciels libres, la réforme de la dimension marchande du droit d’auteur au profit du partage gratuit des idées, sont autant de thèmes idéologiquement opposés à la sur-réglementation d’Internet qui s’appuient pourtant sur ces mêmes termes. La logique contributive des logiciels ou des produits « open source », où la contribution de chacun est une parcelle de l’édifice final, ressemble à une institution rousseauiste idéale : les bonnes institutions sont celles qui vont jusqu’à transporter le moi dans l’unité commune (Girardet, 1986 : 121). Des idéologies très différentes peuvent donc occuper les énoncés qui résultent de la tension dialectique entre intégration des individus et intégration du système, l’industrialisation produisant ses contre-modèles.

 

4.2. Cybercriminalité et contrôle individuel

 

Ainsi, des quantités frappantes de lois relatives à la cybercriminalité sont proposées, votées et mises en application entre 2000 et 2009, dans le prolongement du sommet européen sur la cybercriminalité de 2001. A contrario, des réglementations dont les évolutions ont été établies au niveau européen après avoir fait l’objet d’accords internationaux, ne posant guère de problèmes techniques, comme celles qui concernent des droits d’auteur, mettent plus d’une dizaine d’années à intégrer la législation.

 

Le 20 décembre 1996, l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) établit deux traités dont l’Europe est partie prenante. Les dispositions qui en résultent donnent naissance à la directive 2001/29 du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. Sa transcription en droit français donne lieu à projet de loi adopté en Conseil des Ministres le 12 novembre 2003, puis déposé à l’Assemblée Nationale en avril 2004 par le Ministre de la culture et de la communication, pour un examen fin 2005, reporté ensuite en février 2006, puis fin juin 2006, adoptée finalement le 3 août 2006 sous le titre « Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information ». Afin, notamment, d'introduire un dispositif qui s'ajoute aux sanctions pénales, un nouveau projet, la loi « favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet », est proposé en Conseil des ministres le 18 juin 2008, puis débattu au parlement français en mars 2009. Or, après de nombreuses péripéties, le parlement européen adopte le 26 mars 2009 un rapport « renforcement de la sécurité et des libertés fondamentales sur Internet », qui risque de rendre caduques les principales dispositions de ce texte.

 

Le droit d’auteur est un enjeu important pour lequel de nombreux groupes de pression exercent des lobbyings dans des sens opposés. Néanmoins, l’ensemble des parties prenantes est d’accord sur les définitions et les objets d’application, déjà largement éprouvés dans le droit et les jurisprudences. Au contraire, la cybercriminalité relève de la seule définition des gouvernements et des médias. Le concept a certainement l’intérêt, d’une part, de fournir un nouveau « cadre explicatif général », et, d’autre part, de permettre de justifier un ensemble de limitations du droit sur le caractère privatif des données ou des correspondances. L’État se trouve ainsi légitimé dans ses missions de contrôle de la vie privée, avec la mise en place de dispositifs de contrôle biométriques, l’extension des moyens informatiques de surveillance et la systématisation de la surveillance vidéo, comme autant de traits de la « société de contrôle », prolongeant les « codes de l’écriture disciplinaire » décrits par Foucault : Parmi les conditions fondamentales d’une bonne « discipline » médicale aux deux sens du mot, il faut mettre les procédés d’écriture qui permettent d’intégrer, mais sans qu’elles s’y perdent, les données individuelles dans des systèmes cumulatifs ; faire en sorte qu’à partir de n’importe quel registre général on puisse retrouver un individu et qu’inversement chaque donnée de l’examen individuel puisse se répercuter dans l’ensemble des calculs (Foucault, 1975 : 223).

 

 

5. CONCLUSIONS

 

Il est assez remarquable que ces retours à des situations juridiques antérieures aux Lumières se fassent à l’occasion de la convergence, comme la confirmation d’un changement d’ère vers une ère nouvelle qui ne serait peut-être plus construite sur la référence à l’écrit et à un idéal d’universalité. Alors que tous les lecteurs étaient égaux et susceptibles d’exprimer leur jugement, tous les usagers des nouveaux médias ne le seront peut-être pas.

 

La légitimité de l’émetteur et du récepteur peut tenir au partage de référents communs. Celle de l’émetteur, dans une logique d’offre, tiendra à une survalorisation de sa qualification et à la construction de marchés fermés. Le passage vers une logique de demande modifierait alors à la fois les conditions de viabilité économique de la production de biens culturels et l’exercice des contrôles politiques.

 

Dans un cadre dématérialisé, la principale question, aussi bien symbolique qu’économique, est donc bien celle de la re-matérialisation des biens culturels. Le rapport de l’individu aux contrôles, du fait de la nouvelle visibilité des usagers dans leurs pratiques culturelles, s’inscrit dans cette dialectique de l’apparition et de la disparition, le droit à l’image (et le droit à la disparition) évoluant parallèlement au droit d’auteur, et à la liberté d’expression.

 

Dans une logique d’offre, il était important de se faire un nom : dans une logique de demande et de contrôle, logiciels ou sites d’anonymisation doivent permettre de le défaire. La résistance contre un pouvoir disciplinaire impliquait d’imposer sa propre autorité : dans une société de contrôle il importerait d’imposer sa qualité de lecteur anonyme.

 

Du moins, il semble que se soit bien ce type de mouvement qui soit au cœur des débats et des discussions des lois DADVSI (droits d’auteurs et droits voisins dans la société de l’information), en 2005 et 2006, et HADOPI (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), en 2008 et 2009. On peut alors se demander, en terme d’espace public, jusqu’à quel point les rapporteurs des projets de loi tenterons de mettre en place le contrôle des nouveaux médias au nom de scénarios véhiculés, principalement, par la télévision.

 

Dans son étude sur les meilleures stratégies à établir pour l’État face aux mutations des médias (Groupe Cosmos, 2005 : 68), le Commissariat au plan dresse ainsi une chronologie frappante des cadres légaux relatifs aux libertés. Or, il s’agit d’un organisme lié à l’industrialisation de la France après guerre, et au volontarisme qui l’a vue passer d’une société largement rurale à une société industrialisée. Ce rapport est un des derniers émis par cette instance. Elle a été, en effet, remplacée par une agence de prospective, ce qui marquerait encore la volonté politique de souligner ce passage d’une ère industrielle à une ère numérique, en réaffectant les ressources d’une institution qui relèverait d’une période dont on veut souligner le caractère passé. La disparition de l’institution elle-même pourrait alors être vue comme une métaphore des transformations liées à la convergence.

 

Tableau 4

Évolution des cadres légaux relatifs aux libertés

 

·         Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789

« Article 11 - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre [de] l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».

·        Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies du 10 décembre 1948

« Article 19 - Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit ».

·        Convention européenne des droits de l’Homme du 4 novembre 1950 amendée par le protocole n°11 en vigueur le 1er novembre 1998

« Article 10 - Liberté d’expression.

1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

 

On voit ainsi, très nettement, rentrer dans la définition de la liberté d’expression individuelle, des restrictions, garantissant le rôle régulateur de l’État dans les médias, qui anticipent largement le prétexte du droit d’auteur, de la cybercriminalité ou du cyber-terrorisme, pour contrôler, sous le titre de la convergence, non seulement la télévision et Internet, mais une grande part de la sphère privée. On peut caractériser, à partir de ces critères, trois cas de figures :

·         de premier ordre, où la régulation et l’élaboration d’un consensus sont survalorisées et le sont d’autant plus qu’il existe une dimension « communautaire » et un marché fermé, faisant que les positions de réception et de production sont relativement réversibles ;

·         de second ordre, où le rôle des producteurs économiques et culturels est mis en avant ;

·         de troisième ordre, où les récepteurs détermineraient les normes légales en fonction de l’évolution des usages.

 

Chaque cas de figure correspond donc à la mis en avant d’une condition particulière de légitimation des normes.

 

Tableau 5

Normes, espaces et champs de communication :

 

 

Espace de l’
Économie

Espace du
Politique

Espace de l’
Usage

Normes de profit

Normes de légalité

Normes d’acceptabilité

entreprises

État

individu

ß Ý

ß Ý

ß Ý

marchés

organisations supranationales

communautés

production

régulation

réception

Consensus élaboré en fonction des intérêts des entreprises

Consensus élaboré en fonction des intérêts des agents de l’État

Consensus élaboré en fonction des intérêts des usagers

Logique d’offre

 

Logique de demande

Þ

Û

Ü

 

 

Comme nous avons pu le voir, le principe d’une licence globale, s’il allait dans un sens de troisième ordre, a été ramené à des questions de second ordre en fonction de l’intérêt des producteurs. La notion de communautarisme sert peut-être aussi à relégitimer des positions de premier ordre par rapport au nouveau pouvoir des usagers, dans un cadre de consommation culturelle dématérialisé, et par rapport à la perte de légitimité des producteurs dans un marché mondial. Cette notion peut aussi servir à légitimer des positions de second ordre, ce que l’on retrouve dans l’attention qui pourrait sembler autrement paradoxale de régimes totalitaires à l’opinion publique ou aux manifestations collectives.

 

Il appartient à la vigilance des citoyens, et aussi, à l’attention des chercheurs, d’analyser la conformité des lois par rapport aux cadres de légitimation aux noms desquelles elles sont proposées.

 


 

RÉFÉRENCES

 

Badinter, E. (2003) Fausse route. Paris : Odile Jacob.

Bui Trong, L. (2003). Les Racines de la violence. Paris : Louis Audibert.

Castells, M. (1988). La Société en réseaux. L’ère de l’information. Paris : Fayard.

Chalvon-Demersay, S. (1994). Mille Scénarios, Enquête sur l'Imagination en Temps de Crise. Paris : Métailié.

Deleuze, G. (1986). Foucault. Paris : Minuit

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Paris : Gallimard.

Girardet, R. (1986) Mythes et mythologies politiques. Paris : Seuil.

Groupe Cosmos (2005) : Des médiattitudes - Prospective sur la stratégie de l’État dans les mutations des médias. Une prospective des médias à l’horizon 2015, Benard, S. –Benyamin, B. (Eds). Paris : Commissariat général du Plan.

Habermas, J. (1978). L’Espace public. Paris : Payot.

Habermas, J. (1978) Raison et légitimité, problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé Paris : Payot.

Habermas, J. (1992). L’Éthique de la discussion Paris : Cerf

Habermas, J. (2002). L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? Paris : NRF essais, Gallimard.

Kerbrat Orecchioni, C. (1990 1992 1994). Les Interactions verbales [3 volumes]. Paris : Armand Colin.

Latour, B. (2006). Changer de société – Refaire la sociologie. Paris : La Découverte.

Lenoir, C. (2008) Télévision et convergence des médias : vers un nouvel espace public ? Lille : ANRT.

Mattelart, T. (1995). Le Cheval de Troie audiovisuel. Le rideau de fer à l’épreuve des radios et télévisions transfrontières. Grenoble : PUG.

Miège, B. (2007). Les TIC entre innovation et ancrage social Grenoble : PUG.

Reynié, D. (1998). Le Triomphe de l’opinion publique ; l’espace public français. Paris : Odile Jacob.




Christophe Lenoir 2010
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