Communication présentée lors du colloque « le messager »,
université Paris III mai 2001.
La notion de portail internet présente une nouvelle forme de messagers, peut-être le prototype de nouveaux intermédiaires entre les diffuseurs de programmes et le public. On peut néanmoins s’interroger sur la viabilité de ces entités, à travers les représentations de la communication sur lesquelles celles-ci se fondent.
Ces questions relèvent de problèmes assez délicats, touchant à des polémiques tant légales que morales, éthiques, économiques ou politiques, et à des problèmes de piratage.
Nous nous situons donc dans ce moment précis où l’action du public tend à produire ou à se muer en action publique, avec des conséquences probables sur la structure à venir de ces médias, en fonction des représentations qui s’imposeront.
Un moyen technique devient une entité discursive, éditoriale, un énonciateur qui sera sommé d’assumer les discours qu’il retransmet ou auxquels il donne accès.
Cela pose un problème d’acceptabilité des discours, des apologies inacceptables ayant pu être diffusées, si l’on songe par exemple à la condamnation de Yahoo pour avoir présenté du matériel de propagande Nazi.
Un autre problème est un problème de jugement : comment aborder des problèmes d’acceptabilité de discours sans se référer soi-même à une norme ou une éthique, donc à un énoncé extérieur que l’on invoque mais qui demeure ininterrogeable.
Pour se situer en dehors des questions de contenu de ces polémiques, nous tenterons d’en aborder les éléments uniquement en terme de compatibilité avec l’ensemble des énoncés sur lesquels un groupe humain va s’entendre.
Entre les diffuseurs et les récepteurs se trouvent des portails dotés d’interfaces : dans le cas de la télévision hertzienne, une télécommande avec des numéros permettant de piloter le choix du canal de réception ; un monopole technique (TDF) et politique (l’attribution des concessions) en détermine la structure, suivant un mode hiérarchique.
A l’inverse, internet fonctionne suivant un modèle de marché ouvert, impliquant une fonction de coordination pour pouvoir accéder à l’offre : aussi bien pour trouver les adresses des sites que pour disposer d’une information les qualifiant.
La télécommande ne délivre aucun jugement, elle n’est qu’un intermédiaire, un moyen – à moins de penser à la numérologie ou aux affres du CSA et de TDF à chaque pression sur un nouveau numéro.
A contrario, un portail internet propose, en même temps que des adresses, des jugements, des catégories, des classifications, ainsi que différents moyens de feed-back (achat à distance, forums de discussions) à travers des parti-pris graphiques et éditoriaux qui lui sont propre et qui permettent de l’identifier. Ce n’est donc pas seulement un moyen technique, un intermédiaire, mais une entité morale dotée d’une « fin propre ».
Or, le spectateur-internaute n’est peut-être lui-même qu’un intermédiaire, dans un procès caché, commercial ou idéologique. Ou, au contraire est-il lui-même un médiateur, qui va s’approprier et requalifier les offres qu’on lui propose.
Suivant les termes de Latour[1], l’appropriation passe par un « dépliage » (en référence à Gilles Deleuze) des objets (reconstituer le fil de leurs implications et des finalités que celles-ci présupposent), qui deviennent interrogeables en termes moraux.
La constitution des publics de (multi)médias renverrait précisément à ce type de construction de l’implication : Yahoo était un bon exemple de portail proposant, entre autres services, un annuaire et des pages où des objets sont proposés à la vente, dont des objets nazis. Il demeure que l’accès à Internet n’est pas hiérarchique et circonscrit à un territoire ou à un abonnement particulier ou à une offre particulière (au contraire d’une offre de télévision).
On peut donc voir ces objets, en « déplier » toutes les significations négatives et attribuer à leur messager la responsabilité de leur divulgation (technique, énonciative, éditoriale).
Les portails pourraient donc être vus, en eux-mêmes, comme un « dépliage » de la télécommande : à partir du moment où un portail qualifie les énoncés qu’il propose (il se distingue de ses concurrents aux caractéristiques techniques équivalentes et se positionne par rapport à eux), il est sommé s’assurer son caractère de fin et non seulement de moyen.
On peut donc se demander si ce principe de portails messagers (assurant la fonction de coordination pour le récepteur face à une offre non hiérarchisée et également accessible) nous amène vers la communauté d’un village global ‑ au sens de Mc Luhan[2], s’ils s’adressent à des publics homogènes en terme de fins mais dispersés territorialement ‑ au sens des publics diasporiques de Dayan[3], ou s’ils ne font que renforcer l’altérité du récepteur.
Ainsi, tout public non cible « déplie » en mettant les énoncés reçus en relation avec des énoncés constitutifs de sa communauté (la mémoire de la Shoah par exemple), et se constitue par la même en tant que groupe dans l’espace des médias en mettant en évidence dans l’espace public les finalités du produit ou de l’énoncé inacceptable.
Inversement, tout récepteur cible replie l’énoncé, évitant toute dissonance cognitive ou sociale, quitte à nier certaines finalités de l’objet (voir le négationnisme).
Or, cette approche amène à envisager deux catégories de contresens possibles dans les visions prospectives sur les portails :
1. Ce qui est intéressant pour le spectateur, ce n’est pas forcément ce qui lui est adressé, mais au contraire ce qui ne lui est pas adressé, pour pouvoir le « déplier » et ainsi se positionner énonciativement (et socialement). De ce point de vue, l’idéal du marketing ciblé (ou de la communauté virtuelle), qui rendrait tous les échanges commerciaux parfaitement fluides, chacun ne recevant et ne réagissant qu’aux offres qui lui correspondraient, relève sans doute du parfait contresens. L’idéal marketing (entendu comme maximum d’efficacité d’une proposition énonciative) serait alors plutôt que l’énoncé proposé rentre dans le corpus de définition de la communauté cible tout en étant rejeté (ou en donnant cette impression à la communauté cible) par les autres (ce qui le – et la ‑ renforce).
2. Un message peut-il exister longtemps en dehors de toute territorialisation et de toute hiérarchie d’accès, si chacun exerce son autorité morale à son encontre ?
Si tout objet est susceptible d’être analysé dans l’ensemble ses fins (c’est à dire rapporté à l’ensemble des énoncés constitutifs d’un groupe humain), les consensus autour des moyens (obérer une partie des fins de l’objet) qui se dégagent à l’échelle d’un territoire et qui sont la conditions de coexistence des humains qui y vivent n’ont aucune chance de l’être à un échelon global[4], à moins de nier cette fonction de messager dans la finalité d’un portail.
Ces deux points expliquent sans doute pour une bonne part les erreurs de prospective faites dans l’identification des messagers d’avenir sur internet.
Le B to B et le B to C (B [business] pour entreprise, C [consumer] pour consommateur) sont des relatifs échecs, tandis que le C to B (groupes de pression, rumeurs) et le C to C (bouche à oreille, réputation) connaît un succès exponentiel, que les publicitaires tentent de modéliser à travers la « publicité virale ». Une publicité dotée d’un impact visuel et culturel fort – trop fort pour une exposition publique – est adressée sélectivement à des consommateurs du cœur de la cible pour qu’ils la retransmettent à leurs connaissances, et ainsi de suite : la technologie d’internet permet une application directe du two steep flow de Katz[5].
Le consommateur devient lui-même le messager, ce qui n’est pas discursivement une innovation (notre meilleure publicité c’est vous disait un slogan) mais devient une nouvelle application technique d’un principe de logique communicationnelle.
Le public, défini alors comme une « progrédiance » des spectateurs constituerait le seul messager, le seul intermédiaire parfaitement opérationnel (l’éditorialiste peut avoir un procès, l’artiste être conspué et le publicitaire perdre son budget) en situant la communication dans un espace intermédiaire entre espace public et espace privé.
Dans sa position de spectateur messager, il est en effet en situation d’interroger toutes les entités discursives possibles et les fins afférentes d’un objet, tout en les intégrant dans une proposition pragmatique – ses usages propres dans son espace de réception – pour les relayer si cette adéquation lui semble correcte.
La dérégulation des messagers, dans un corps donné (les territoire existent toujours) aurait pour conséquence directe que la circulation et la transmission de l’information se fasse par virus et métastase, climax de la communication à l’ère virtuelle et des réseaux sans doute déjà annoncée par Baudrillard[6].
Les erreurs prospectives en matière de développement de l’internet tiendraient donc à l’inadéquation de la notion de spectateur utilisée : le spectateur de télévision est un inconnu, qui ne peut pas être étudié directement, et qui ne dispose que de très peu de moyens de pression ou de réaction sur l’émetteur.
Inversement, internet place le récepteur dans une position où il peut directement contrer l’émetteur, dans une posture plus dialogique, où l’interactivité peut s’avérer un inconvénient manifeste pour l’éditeur du message ou du programme : l’énonciataire peut porter directement atteinte à l’intégrité de l’énonciateur par le biais du médium lui-même.
Certains inconvénients sont inhérents à l’informatiques et à la structure technique des réseaux : interdire ou contrôler les réactions des destinataires relève des questions de sécurité informatique. Si ces précautions sont insuffisantes, il est indiscutablement beaucoup plus aisé de mettre en panne un serveur à distance, d’en modifier le contenu ou d’accéder à des documents non destinés au public que d’intenter une action terroriste contre les locaux d’une chaîne de télévision. La chronique des piratages d’internet, parfois revendiqués pour des raisons morales (mettre fin à un énoncé ressenti comme choquant dans une communauté) en témoigne.
Une autre chronique relève d’un problème plus discursif, mais également lié aux possibilités techniques d’internet, comme le fait de pouvoir relayer et envoyer instantanément des messages (e-mails). Elle ne relève pas d’atteinte à l’intégrité de l’émetteur, mais plutôt à sa crédibilité.
En cela, internet ne ferait que donner un impact au « plus vieux média du monde », la rumeur. Cependant, à la différence des points qui peuvent caractériser celle-ci[7], les messages relayés à l’insu de l’émetteur ne sont pas forcément anonymes ou inconsistants, et visent essentiellement des problèmes de cohérence des positions de l’énonciateur. Ils peuvent même relever d’un activisme parfaitement assumé[8].
La revendication d’une régulation d’internet, en donnant les moyens de condamner judiciairement les réactions des publics (par exemple en interdisant de retransmettre des messages), mettrait fin aux formes de débats et de réappropriation que permettent le réseau. Ce principe de réappropriation ou de détournement du discours d’un autre énonciateur va effectivement à l’encontre de l’idée d’auteur définitif, reconnu et protégé, tel que Mc Luhan a pu en décrire la genèse dans la société de l’imprimerie.
Le piratage ou la diffusion de messages peuvent-ils être vus comme les nouveaux moyens d’un espace public direct, où tout énoncé peut être repris et débattu, ou au contraire comme un nouvel espace sauvage où l’on peut directement porter atteinte à tout preneur de parole ?
Peut-être l’idée d’auteur est-elle définitivement inutile et caduque ; dans le débat sur la régulation d’internet, elle semble essentiellement au service des intérêts de groupes économiques, messagers, dont, manifestement, le public semble parfois savoir se passer.
Le combat nécessaire contre des discours inacceptables peut aussi servir à justifier des modes de régulation et de contrôle dont les finalités sont en premier lieu économiques.
Les discours sur Internet posent donc un problème général : comment envisager Internet (ou un média) en dehors des modes d’analyse qu’il tend lui-même à promouvoir pour se légitimer ?
Nous avons pu observer un discours d’utopie :
· Commerciale, suivant un idéal marketing de ciblage et de suivi des consommateurs
· Communicationnelle, avec l’idée d’un espace public direct
Un contre-discours sur ces utopies est également observable, avec la dénonciation :
· D’Internet comme emprise commerciale, système de surveillance et de contrôle
· D’Internet comme vecteur de représentations illégitimes, en particulier à caractère raciste et antisémite
Enfin, le débat (et le lobbying) se situe dans l’action publique principalement au niveau des reproductions illégitimes, avec la défense réglementaire des droits des auteurs ou des compagnies détentrices de ces droits.
Le discours d’utopie s’oppose à ces soucis réglementaires, suivant un ensemble d’arguments qui ont au moins pour trait d’être occurrents et cohérents avec la forme technique du média[9] : le destinataire n’est pas forcément passif, il ne veut pas forcément consommer mais contribuer à un espace public, Internet peut donc entièrement s’autoréguler, ce qui implique précisément d’abandonner la notion de droit de reproduction.
Dans sa fonction messagère, Internet apparaît manifestement comme un support de légitimation, que ce soit pour en légitimer ou en promouvoir un usage, ou pour légitimer ou donner une visibilité à des discours ou des groupes sociaux préexistants.
Elaborer un discours d’analyse critique est donc d’autant plus délicat que celui-ci est déjà parfaitement intégré, les occurrences pouvant être produites à dessein. L’idée de résistance, de spectateur braconnier qui devient son propre messager, rejoignant l’idée glorieuse de « pirates pour l’honneur », ne relève pas, comme pour la télévision, d’un artefact théorique[10], mais d’occurrences volontaires.
Alors que, paradoxalement, la sociologie doit assumer l’échec de sa tentative d’imposer son discours critique sur les médias de masse – de l’école de Francfort à Pierre Bourdieu (« exotériser l’ésotérisme de la sociologie ») – la notion d’espace public est devenue un élément de la culture médiatique de masse. Elle constituerait semble-t-il la norme, parfaitement anticipée, en fonction de laquelle des occurrences sont produites et répercutées par Internet et les autres médias.
Internet dispose en effet d’une image d’innovation, lui assurant une grande visibilité en terme de hiérarchie de l’information, jointe à un usage de catalyseur de discours, et au caractère non fermé de ses modes d’énonciation (tout le monde peut produire et / ou se réapproprier un discours) qui ne peut manquer de produire une inflation exponentielle de discours de légitimation. Est-ce bien la fonction d’un messager, ou le messager est-il devenu le message?
[1] Bruno LATOUR, La Fin des moyens, dans Communiquer à l’ère des réseaux, Paris, Hermès, Réseaux n°100, 2000
[2] Marshall Mc LUHAN & Quentin FIORE, Message et Massage, Paris, J.J. Pauvert, 1968 ; publié initialement à New York et Toronto par Random House, 1967
[3] Daniel DAYAN & Elihu KATZ, La Télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996
[4] Le cas américain constitue un contre exemple intéressant : la notion de liberté d’expression est la condition de coexistence de communautés distinctes ; celle-ci entraîne une structuration particulière des médias (les spécificité communautaires des publics sont prises en compte dans les études d’audience), sans pour autant que les conflits discursifs ne disparaissent (qu’ils s’agisse de luttes d’émancipation, de « créationnisme » contre « évolutionnisme » etc.), malgré un polissage général du discours public (du code Hayes au « politiquement correct ») qui facilite par ailleurs l’exportation de discours non-choquant pour tout le monde ; la surqualification systématique de la majorité (ou de mini-majorités avec la discrimination positive) permet néanmoins le fonctionnement général du système (comme dans le code électoral).
[5] Elihu KATZ & P. F.
LAZARSFELD, Personal influence. The part
played by people into the flow of mass communication, Glencoe, The Free Press,
1955
[6] Jean BAUDRILLARD, L’illusion de la fin, Paris, Galilée, 1992
[7] Jean-Noël KAPFERER, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Seuil, 1987
[8] Voir par exemple la chronique, largement répercutée par la presse, des échanges entre un étudiant américain et la firme Nike pour avoir refusé d’assumer le mode de fabrication de ses articles en n’acceptant pas d’inscrire « sweatshop » sur une chaussure à partir d’un site destiné à leur personnalisation. On peut également citer les détournements de publicités diffusés en guise d’appel au boycott, comme les affiches de Total reprises après le naufrage de l’Erika avec l’accroche « vous ne viendrez plus chez nous, même par hasard ».
[9] Toute proposition de régulation implique en effet de « brider » ces possibilités, par des biais légaux ou techniques, toujours contournables, ce qui implique donc un dispositif de répression.
[10] Voir la critique du modèle texte-lecteur par Daniel Dayan dans Les Mystères de la réception, dans Le Débat n°71, 1992