Le cinéma comme contre-fantasme publicitaire

Légitimité culturelle de l'esthétique publicitaire

avril 1997 - 44577 caractères


Ce document résume, sous forme d'extraits, le texte du mémoire de maîtrise soutenu à l'université de Paris III.

Ce texte propose, à partir des réactions de la critique aux films qu'elle nomme elle-même comme relevant de l'esthétique publicitaire au cinéma, de préciser ses attendus et leurs implications, en terme de légitimité d'un champ culturel et d'inscription énonciative de cette légitimité.


La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable

CHARLES BAUDELAIRE

Préambule

Sans préjuger de ce qu'un film peut apporter en terme d'affect, de plaisir ou de déplaisir, de consommation ritualisée et intégrée dans l'alternance des loisirs et du travail ou de mise en cause des conditions de notre consommation de produits esthétiques, le discours que l'on porte sur lui marque (et concourt à) sa plus ou moins grande acceptabilité sociale.

Car si un film véhicule un certain nombre de contenus idéologiques, pouvant porter dénonciation ou prorogation de la société dans laquelle il s'énonce, il se doit en premier lieu de s'assumer en tant qu'objet de consommation, donc de s'intégrer dans une pratique du discours. Soit il se revendique comme illégitime (et demeure dans un ghetto, dans des marges, dans le domaine du para-cinéma : relevant d'une pratique inavouable, on n'en parle pas), soit au contraire, sur-valorisé mais d'une capacité distractive limitée, il peut être sur-exposé dans le discours mais objet d'une consommation limitée.

Enfin, le plus souvent, il est surtout objet de discours entre pairs (partageant le même ethos donc certainement les mêmes films), vecteur de complicité et peut-être même d'identité, ou au contraire marqueur d'une différenciation individuelle.

Hors des pairs, les pratiques différentes du discours peuvent alors entraîner des situations polémiques, quand manifestement l'objet lui-même heurte la conception de sa propre légitimité, les termes propres de son langage individué, donc de sa propre conception du monde et de sa signification sociale.

Introduction

Ce travail est né du sentiment, issu de la vision des films Nikita et Trop Belle pour toi, que ces films ne succombaient pas seulement à une mode visuelle mais tenaient un discours sur la publicité, à travers leurs partis pris narratifs et esthétiques inhabituels qui font penser à des clips ou à des spots publicitaires. Ces films pouvaient rendre compte métaphoriquement de la situation des consommateurs face à la publicité, à travers des personnages confrontés à l'injonction extérieure de désirer un objet particulier, tout en étant dans l'impossibilité d'assouvir leurs désirs, confrontés brutalement au poids énorme du réel : leurs choix esthétiques correspondraient à la figuration d'un univers réel face à un univers publicitaire, à travers des images évoquant ce même univers publicitaire (ou en étant issues).

Effectivement, la critique n'a pas manqué de fustiger le côté factice de l'esthétique des films de Besson, de Beinex ou de Blier (même si ce dernier est plus rarement considéré comme relevant d'une esthétique publicitaire). Il semble néanmoins frappant que la critique ne s'attache qu'à leurs aspects visuels pour rattacher ces films à la publicité, sans se préoccuper plus exactement du discours de ces cinéastes, de leur volonté de s'adresser directement à un public sans passer par une instance critique.

Ces différences de choix esthétiques recoupent donc la question de la légitimité d'une esthétique cinématographique, pouvant privilégier l'efficacité de la communication comme l'engagement d'un auteur dans son œuvre, la rhétorique comme la fidélité au réel. Ces termes ne s'excluent pas forcément : ils renverraient certainement plus à des différences de positionnement qu'à des oppositions formelles irréductibles. La légitimité d'une œuvre relève d'un consensus social plus que de l'œuvre elle-même ; néanmoins une création est partie prenante de ce consensus, face auquel elle s'inscrit et qu'elle peut contribuer à modifier.

Mais même s'il est possible de ramener pratiquement la question de la nature de cette légitimité à la question des luttes pour la promotion de la légitimité, donc en termes économiques à des enjeux et des stratégies de marketing, il se pose toujours en définitive le problème des limites esthétiques du cinéma et des hiérarchies de valeurs qui y sont liées. Si la création doit s'inscrire entre les nécessités de la communication, les nécessités du marché et la volonté d'expression, les compromis ou au contraire l'absence de compromissions commerciales peuvent-ils seulement constituer une base objective de jugement ?

Ce qui compte, c'est que la critique établisse une relation structurale entre le cinéma d'auteur et une esthétique publicitaire : avant même de relever de contenus esthétiques, ceux-ci sont déterminés comme acceptables ou non suivant une certaine place dans un système général de productions audiovisuelles (1). Ces films sont donc l'objet d'un discours et de ce fait s'offrent à l'intelligible par deux voies : celles de leurs formes propres et celles des mots. Les films constituent un mode d'intelligibilité de notre société, et sont produits et diffusés suivant une certaine classification, mais les connotations sociales de valeur qui leur sont affectées constituent également des taxinomies : des classifications particulières sont ainsi établies suivant les lieux du discours, et la manière particulière dont la critique classe les films constitue l'intelligible même qu'elle se donne : en révélant la superstructure de son discours elle doit permettre de dégager des oppositions globales, qui généralement n'apparaissent qu'en référence au contenu des films.

Cinéma : le privilège de la légitimité

La critique cinématographique considère cinéma et publicité comme des entités irréductibles. L'art d'une part, le commerce de l'autre, le second étant ressenti au mieux comme mal nécessaire, au pire comme une censure perfide. L'envahissement du cinéma populaire(2) par des figures publicitaires ne pouvait qu'attirer ses foudres. L'ironie affichée d'une prolifération d'articles récents sur ce mariage contre nature s'appuie sur une légitimité a priori du cinéma qui ferait défaut à la publicité - il y aurait pourtant matière à déterminer s'il ne s'agit pas là de deux " ciblages " différents du spectateur, même s'ils sont liés à l'institution et ancrés dans le code, plutôt que de genres spécifiques et autonomes. Le premier film connu, la Sortie des usines Lumière, relève après tout plus du film d'entreprise que du cinéma d'auteur : l'objet était bien d'assurer une publicité retentissante sur l'avance technologique des industries Lumière.

La critique, dans la filiation de la Nouvelle Vague, semble poursuivre le même objet : le cinéma ayant perdu le monopole de l'expression audiovisuelle, il importe, pour préserver son existence, de préserver son statut d'art, expression d'un artiste. Ce titre d'auteur qui fonde la différence du cinéma ne doit pouvoir être galvaudé, mais être octroyé par une instance qui en garantisse l'authenticité, ultime détentrice du pouvoir de nomination, la critique.

Or, le critère de fiabilité d'une publicité est exactement l'inverse du critère d'authenticité d'un film : extrinsèque au lieu d'intrinsèque, il tient en la préséance de la qualité de la relation, la communication (le compris) sur la qualité du relaté, le film (le dit). Peu importe alors l'intégrité du couple auteur-film, mais l'intégrité du spectateur et du spot, avec d'autres exigences tenant la création soumise à la perception.

Publicité : le privilège de la reconnaissance

Observant le cinéma d'esthétique publicitaire à travers des critères où la reconnaissance artistique constitue l'ordre de la légitimité, la critique parait buter sur une certaine opacité. Cette opacité se révèle dans sa condamnation de la " gratuité " d'un tel cinéma, le bon cinéma étant un cinéma motivé, motivé en tant qu'expression d'un auteur, d'un regard ; qui soit donc une création, d'un créateur peut-être inaccessible au commun, mais accessible à la critique, étage intermédiaire auquel il accordera des entrevues qui feront date et référence.

La critique se focalise sur le caractère factice de l'image publicitaire, qu'aucun élément diégétique ne vient justifier ni que la qualité d'un auteur ne permet d'authentifier. La stigmatisation qui en est faite relève d'un catalogue improbable, un pêle-mêle sans autre lien que son support : " un fatras hétéroclite ", " tout doit être artificiel ", " artificiel, vaguement écoeurant ", " artifice de bazar à la mode "... des images qui ne seraient pas reliées entre elles par un auteur, ni par une nécessité narrative. Néanmoins, si ce cinéma est produit et regardé, on ne peut concevoir qu'il soit sans nécessité. Alors s'il ne procède pas de l'isomorphie d'un auteur et de son oeuvre, il participe, au moins, d'un système dans lequel le spectateur va se reconnaître.

Cet ordre de reconnaissance se rapproche nommément du fonctionnement de la publicité. Jeu de simulacres, sa contrainte n'est plus celle du réel, mais d'une réalité de signes, dont la combinatoire se doit de s'accorder au plus près de l'imaginaire des possibles d'une cible déterminée, amenée par un agencement rhétorique à se reconnaître dans le produit programmé. La publicité ressemblerait au besoin à une biographie fantasmatique du destinataire, l'autobiographie ou le plaisir pour soi non réinvesti du destinateur ne risquant que d'amoindrir la lisibilité du message.

De cette implication du spectateur à partir de son propre savoir, de la reconnaissance de sa propre existence par les traits qui en expriment la spécificité peut naître un état de complicité, de connivence, plaçant le produit en isomorphie avec son consommateur désigné. Le consommateur se trouve légitimé par le produit, le produit par le consommateur, sur un mode non plus institutionnel mais contractuel, d'une légitimité qui découlerait de la valeur phatique de la parole et non de sa valeur performative. Le village global, construit sur l'immédiateté du sentiment tribal et tant vanté par Mac Luhan pourrait n'être en fait que la fonction phatique phagocytant l'image.

Les films d'esthétique publicitaire fonctionneraient alors suivant une position proche de la publicité, le caractère phatique apparaissant dans leur mode d'adhésion directe, sans médiation critique. La figure d'adresse directe du réalisateur au spectateur inscrirait dans l'énonciation même du film sa légitimation, sous une forme duelle de reconnaissance excluant tout troisième terme.

Cette auto-légitimation échappant à la critique, révèle, en deçà, son destin commun de système de distinction, se voulant l'ortho-doxa d'une esthétique différentielle des images sans échapper à la doxa d'une communication différentielle des images. Le système d'évaluation de la critique, visant à déterminer la validité artistique d'une oeuvre ne fait jamais qu'établir un plus de différenciation, reconnu par les spectateurs se réclamant d'elle ou s'y référant.

Cinéma " publicitaire "

La publicité, offrant un nouveau cadre de légitimation en dehors des instances traditionnelles, deviendrait alors en elle-même un objet de reconnaissance dont l'appropriation pourrait s'opérer à travers la consommation des objets publicisés (consommés pour la publicité et non plus par, suivant une logique du pin's que l'on retrouve dans l'hypertrophie des étiquettes des marques du streetwear), et des spots publicitaires (parfois en dehors de tout rapport fonctionnel lors des festivals de publicités), ou des formes artistiques répondant à ce nouveau contrat, " l'esthétique publicitaire ".

Mais l'esthétique publicitaire étant entendue comme un objet social, il reste encore à examiner comment s'établirait le processus de reconnaissance au niveau du consommateur, qui, s'il est toujours subsumé à une cible par impératif économique et communicationnel n'en existe pas moins comme acteur d'un processus singulier.

Le destinataire d'une publicité doit être l'objet d'une excitation, cette excitation étant censée provoquer l'acte d'achat. Or cette excitation n'amène pas systématiquement l'achat, mais néanmoins opère un processus de reconnaissance : elle séduit, elle est espérée puis regardée par plaisir et non comme une simple irruption neutre ou désagréable. Procès auditif et scopique, en appelant au désir, le spot parait aller au-delà de la stricte économie sociale du signe, exogène, dans une strate plus profonde, endogène, celle d'une économie des signes de l'imaginaire.

Sur l'axe de sa circulation imaginaire, la publicité procède d'un objet idéal de désir, élaboré en fonction de son destinataire, tout en forcluant les aspects irritants et morbides du réel. Sur le plan de sa circulation sociale, l'esthétique publicitaire présente un objet idéal de reconnaissance, pourvu d'une visibilité maximum et non assujetti au besoin d'être légitimé par une instance tierce.

Le vecteur de reconnaissance publicitaire, en s'affranchissant de son cadre d'origine, inspirerait peut-être un second degré d'élaboration. L'esthétique publicitaire demeure comme premier terme de reconnaissance (sur le signifiant), l'expérience de l'insatisfaction du désir apporterait peut-être un nouveau terme de reconnaissance (sur le signifié) indépendant de la consommation (seul le film est consommé), tandis que la figure d'adresse connivente, inscrite dans le film et son paratexte, établirait une forme de légitimation autonyme.

Approche

La prétention normative à la validité est elle-même cognitive,en ce qu'elle suppose toujours qu'elle pourrait être admise dans une discussion rationnelle.

HABERMAS, RAISON ET LEGITIMITE, PROBLEMES DE LEGITIMITE DANS LE CAPITALISME

Logique critique

La critique se retrouve, comme la critique d'art près d'un siècle auparavant (en 1905), et les protagonistes d'un film de Beinex quelque temps après, au milieu des Fauves. Il nous faudra donc relier son discours à l'institution au sein de laquelle il s'énonce, le statut autorisant son discours étant sa légitimité. L'absence totale à ses critères reviendrait à une mise en cause de son statut, nécessaire à la manifestation de sa parole comme à sa permanence.

Resterait alors à expliciter ses critères, au vu de son histoire et au regard de ses mythes fondateurs, pour comprendre l'importance de l'enjeu : qu'il y ait polémique suppose en effet que l'esthétique publicitaire constitue une mise en cause, repérable, de son existence ou de son bien fondé ; sans quoi elle n'aurait pas lieu d'être et le terme " polémique " devrait être revu : il n'y aurait là qu'emphase ou jeux de langage liés à la situation énonciative (journalistique et culturelle).

En qualifiant de " publicitaire " l'esthétique de certains films, la critique engage néanmoins une approche différente de celle réservée aux films qu'elle considérerait comme légitimes. Ceux-là seraient en convergence avec ses critères prescriptifs ; ainsi, ils pourront être considérés sous un angle positif même s'ils ne sont pas totalement aboutis. Or, les films qualifiés de publicitaires sont au contraire totalement rejetés, la critique argumentant sur leur non-recevabilité, en ouvrant alors la polémique, ou, du moins, la controverse.

Le mot " esthétique publicitaire " devient ainsi un terme d'opprobre, désignant une tendance contemporaine de la cinématographie qu'elle rejette. Notre champ est donc déterminé par les réactions polémiques de la critique justifiant le rejet de l'esthétique publicitaire au cinéma. Esthétique publicitaire laisse entendre référence à une esthétique propre aux spots publicitaires. Mais alors, serait-ce une simple référence formelle, ou s'agirait-il d'une identité plus profonde, où le public se reconnaîtrait dans le film et son réalisateur comme il se reconnaît dans un spot ?

Cette situation de discours revient donc plus à justifier une aversion qu'à définir sous un terme générique des traits caractéristiques qui renverraient à des critères objectifs. En effet, la critique est tenue de fournir le plus largement des énoncés à valeur évaluative. Aussi, nous nous attacherons à saisir les attendus de l'argumentation critique qui pourraient permettre d'expliciter l'origine de la polémique, en considérant que sa matière tiendrait à l'opposition entre des critères critiques et des critères publicitaires, qui pourraient être mis en œuvre dans les films désignés.

Stratégies d'exclusion

Si l'on reprend l'ensemble des arguments proposés par la critique, ceux-ci paraissent relever, à différents degrés, et indépendamment des procès d'intentions qu'ils peuvent induire, de stratégies discursives visant à exclure leur objet plus qu'à l'expliciter.

  • Ainsi, ses prises de position se ramènent à des assertions empiriques plausibles, quoique vagues et discutables, utilisées sous une forme normative par implication.
  • La plupart des critiques considèrent en effet que l'esthétique publicitaire ne serait que l'usage stérile de qualités visuelles rares : position contradictoire, tout compte fait, qui revient à placer l'esthétique publicitaire hors de la comparaison, puisqu'elle ne vaut pas la peine d'être étudiée, tout en lui assignant une place dans la comparaison.
  • D'autre part, le seul fait de nommer l'esthétique publicitaire ne saurait dispenser d'expliciter les logiques de l'agrégation ou de la séparation de ses différents éléments, tous qualifiés sans précaution de " publicitaires ".
  • En définitive, tant que " l'esthétique publicitaire " n'est pas analysée dans des contextes sociaux spécifiques comme un univers de sens et une ressource symbolique particulière, elle demeure sans signification, se prêtant à des interprétations multiples, toutes également autorisées.

    La définition de l'esthétique publicitaire qui se trouvait engagée par la critique à l'état implicite, donc vague, a néanmoins fonctionné comme principe d'engendrement collectif d'une problématique que nous essayerons de dégager, en nous demandant si, sous cette nouvelle esthétique, apparaîtrait de nouvelles formes de lutte pour le monopole de l'exercice de la compétence légitime (Pierre Bourdieu, les Nouveaux clercs), la critique pouvant être ainsi définie, en propre, par la revendication du monopole de cette compétence légitime, traduite dans la frontière entre l'esthétique cinématographique et celle, " publicitaire ", qui la nierait en se passant de ses services.

    Filmo-logiques

    L'acception des films d'esthétique publicitaire semble délimiter un champ proprement extensif. Elle ne relève pas, en effet, d'une catégorisation a posteriori pour rendre compte d'un état déterminé du cinéma, mais d'une opposition avérée essentiellement par des faits de discours, constituant l'état lui-même dont nous souhaiterions rendre compte.

    Nous nous attacherons donc seulement à retenir des films pouvant apparaître représentatifs du champ polémique. Nous référerons surtout à deux films, Nikita et Trop Belle pour toi. Meilleurs succès de l'année 1989, ces deux films ont bénéficié cependant d'approches critiques fort différentes, illustrant les parcours presque opposés de leurs réalisateurs. Bertrand Blier qualifie lui-même son cinéma, absurde, outrancier ou parodique, déconstruisant des situations archétypales en inversant leur combinatoire, de " film-zapping " (à propos de Merci la Vie). Depuis le succès du Grand bleu, Luc Besson revendique quand à lui le plébiscite d'une génération, les 16-25 ans semblant constituer son principal public.

    Leurs films semblent jouer, de la même façon, d'un rapport très étroit avec leur public. Si cela les rapproche, leurs relations avec la critique tendent plutôt à les démarquer. Leurs deux films se sont ainsi retrouvés en compétition lors de la cérémonie des Césars 1990, Blier étant récompensé pour Trop Belle pour toi, Besson devant subir la privation vexatoire de tout accessit, seule son actrice bénéficiant d'acclamations pour l'interprétation de Nikita. Beinex apprendra pourtant à recueillir l'attention des critiques à la sortie d'IP 5, tandis que la position radicale de Blier remettra en cause le consensus qui l'entourait naguère, et qui avait fait suite, après la sortie de Buffet froid en 1989, à une froide indifférence de la critique à ses débuts.

    Idéo-logiques

    Plutôt que d'aborder séparément une analyse thématique (jeu du désir, univers de référence), une analyse structurelle (la déconstruction de la narration en " spots bout à bout ", l'importance de l'espace-off), et une analyse des traits extérieurs (le rapport au public et à la critique), il serait préférable de relier entre elles ces sphères imbriquées, pour mieux les hiérarchiser, de manière à mettre en évidence les enjeux idéologiques des films (comme discours inférant et référant à une mythologie sociale).

    Sur l'axe de la circulation sociale, nous étudierons les rhétoriques de la légitimité et de la reconnaissance, telles que la publicité les mettrait en oeuvre au point d'être consommée pour elle-même. Nous nous intéresserons également à l'inscription de l'énonciation, afin de préciser le rôle du mode d'adresse directe dans la structure de la narration.

    Cet espace déconstruit soutiendrait en effet, non pas un espace-off homogène à la diégèse (un hors-champ ou un hors-cadre), mais un espace-off établi sur le champ du destinataire, du spectateur. Le spectateur identifierait également cet espace comme étant celui du réalisateur, sur un mode d'isomorphie constitutif de la figure d'adresse directe.

    Socio-logiques

    Les démarches convergentes de trois auteurs, élaborées à propos de la valeur distinctive du langage et de la culture par Bourdieu, de la valeur différentielle des objets par Baudrillard, et de la valeur de reconnaissance des traits sociaux par Cathelat pourront nous éclairer quant aux inférences entre des données esthétiques, de l'ordre du signe, et leur circulation au sein d'un groupe, comme objet de consommation, dans le jeu différentiel et distinctif de la reconnaissance.

    Nous pourrons ainsi préciser l'importance des termes de la connotation " publicitaire " ou " artistique " d'une oeuvre, comme acceptions d'autant de mythologies de l'artiste ou de la consommation, ces mythologies relevant toujours, en définitive, de systèmes d'auto-légitimation susceptibles d'entrer en conflit.

    Acculturation publicitaire

    Jean-Luc Godard et les coupures publicitaires

    Un autre aspect du débat sur les rapports entre le cinéma et la publicité a été donné par les polémiques sur la loi du 30 septembre 1986, autorisant la coupure publicitaire des films diffusés à la télévision.

    L'origine législative de la polémique a d'abord porté le débat sur le terrain politique : Michel Rocard y consacre une partie de son discours de politique générale après son accession au poste de premier ministre ; il y dénonce " le massacre des films à la tronçonneuse de la publicité " (le 29 juin 1988), propos repris par son ministre de la culture, Jack Lang, en accord avec la position défendue par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD).

    Ces discours - radicaux mais peu suivis d'effets - stigmatisent l'incompatibilité du cinéma et de la publicité : cette incompatibilité ne peut que se situer sur un niveau esthétique, puisque, d'un point de vue économique, le cinéma doit une partie essentielle de son financement aux participations des chaînes de télévision, financées en tout ou partie par la publicité.

    La démarche de Jean-Luc Godard est intéressante dans la mesure où, précisément, au lieu d'une position d'opposition il propose une position de dialogue. Celui-ci est certes légèrement biaisé, ses propositions allant également a contrario des pratiques télévisuelles ou de leur cadre légal (3) : elles font cependant apparaître avec d'autant plus d'acuité les limites du discours sur le mariage des deux médias.

    Dans deux lettres, rendues publiques par la suite, Godard s'était exprimé sur la possibilité d'insertion d'un écran publicitaire lors de la diffusion de ses films à Bout de souffle sur M6 (Lettre datée du 27 juin 1988 adressée à la SACD) et Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma sur TF1 (Lettre datée du 12 mars 1988 adressée à Arnaud Teneze, directeur de l'action artistique à TF1). Considérant qu'ainsi fragmentée l'œuvre originale n'est plus tout à fait la même, il propose de relier les spots à des éléments du film, tout en remplaçant la surimpression du logo par des intertitres : une publicité pour une lessive ou un insecticide aurait ainsi sa place après la réponse de Patricia à Vital : " qu'est-ce que c'est dégueulasse ". Cette proposition déplace alors le débat, d'une irréductible opposition, vers la question du rapport entre les deux types d'offres d'un média, promotionnelles et rédactionnelles. A partir du moment ou une partie de son financement est issue des annonceurs, l'objet de la régie publicitaire est en effet d'intégrer au mieux offre payante et offre payée, en reliant leurs thèmes et en leur donnant une forme commune, ce qui peut bien évidemment avoir des incidences profondes sur la nature même de l'offre.

    Le télescopage assez surréaliste d'un film et d'un écran publicitaire (mais qui dans le projet de Godard aurait au moins l'intérêt de relever d'une intention de l'auteur) a fourni par ailleurs la matière de plusieurs films, intégrant des fausses coupures publicitaires (par exemple Ginger e Fred, de Frederico Fellini, ou Luci, Pepi y otras chicas del montón de Pedro Almadovar en 1980), ou projetant en abyme le monde idéalisé de la publicité dans l'univers sordide d'un film ainsi interrompu (Ladri di saponette Maurizio Nichetti 1989). L'objet de ces films parait donc assez négatif quant à l'incidence des coupures publicitaires.

    Le parti pris de Godard, même exprimé sous le couvert de l'ironie, renverrait plutôt dos à dos le mépris des films dont peuvent faire preuve les chaînes et le mépris de la publicité et de leurs propres conditions de financement dont peuvent faire preuve les cinéastes, tout en mettant en garde d'une éventuelle mainmise des annonceurs sur l'offre des films :

    La publicité sous toutes ses formes fait partie de la réalité quotidienne de notre monde occidental, et il semblerait étrange que le cinéma, qui retransmet certaines données de ce monde, ne puisse également accueillir avec affection certaines " réclames ", et doive les exclure au nom de je ne sais quelle pureté artistique.

    Il importe donc de pouvoir choisir pour le cinéaste non seulement l'espace et le temps de la coupe, mais le ton et le style de l'œuvre publicitaire elle-même.

    (…) de même que la production et la diffusion ne doivent pas appartenir à quelques-uns dès lors qu'il s'agit de films, de même dès lors qu'il s'agit de films publicitaires.

    Les formes de l'acculturation

    La nature du style des spots publicitaires serait cependant paradoxale, puisque faite de tous les autres styles (suivant l'expression de Jacques Séguéla : faire du surf sur les courants socio-culturels), afin d'utiliser leur impact et leur force d'adhésion. Néanmoins, seul se dégagerait le plus remarquable et le plus spectaculaire dans la surexposition d'images que propose la publicité : ainsi la forme finirait par dominer le fond, l'imaginaire supplantant le réel, le vertige de la réalité la réalité. Les images en engendreraient d'autres par résonance ou par contraste, finissant par modifier la chaîne des raisonnements logiques, un principe inductif d'analogie supplantant un principe déductif et rationnellement organisé.

    La force convainquante des images, leur évidence naturelle, remplacerait l'approche critique, euclidienne, et ses principes de non-contradiction. Le rapport dialectique qui lie les représentations au réel et par lequel le rapport pratique impose sa régulation se trouverait effacé, au profit d'une réification du sens, d'une transformation du type en stéréotype, des déterminations historiques et culturelles en des propriétés de nature : le regard porté à travers les mêmes catégories de représentation sur les choses ne pourrait alors que retrouver les signes manifestes d'une reconnaissance déjà établie, dans l'illusion d'une reconnaissance où les représentations semblent en parfaite adéquation avec le réel, légitimant les représentations par cela même...

    Si le mode d'organisation de la publicité peut certainement avoir une incidence sur notre propre mode de pensée, bien des arguments qui reprochent à la publicité de fonctionner sur le mode du rêve, et de ne pas s'arrêter sur des contradictions rationnelles, ne font en définitive que répéter le mouvement de fond des critiques émises à son encontre, tel le dilemme du mensonge ou de la véracité de l'annonce, comme le note Armand Mattelart (4).

    Cette conception instrumentale, et pour tout dire, morale de la fonction de la publicité empêchera de saisir ces déplacements successifs qui la feront passer de simple outil à celui de pierre d'angle d'un mode de communication.

    Dès sa naissance, la publicité apparaît en effet sous deux formes, objet de diffusion d'informations à caractère social ou instrument mercantile, suivant une dichotomie entre le monde anglo-saxon et le nôtre - face à cette conception de la publicité aujourd'hui dominante, la critique se fait alors suivant des termes renvoyant à notre conception propre, et non à celle qui a servi à son élaboration. Le débat quant au statut culturel de la publicité rejoint donc très précisément l'affrontement de deux conceptions, historiquement différenciées, quant à sa fonction.

    Rhétorique du désespoir

    L'actualisation du style publicitaire dans une forme cinématographique marquerait donc que la publicité est devenue un objet culturel, consommé en tant qu'il s'agit d'un objet publicitaire.

    Si nous résistons de mieux en mieux à la publicité, nous devenons par contre de plus en plus sensibles à l'indicatif de la publicité, c'est à dire à son existence même en tant que produit de consommation seconde et évidente d'une culture. Nous sommes investis à la fois d'une instance et de son image. (Baudrillard, Jean, le Système des objets, Paris 1968, page 196)

    Ce degré second de consommation pourrait également relever d'une stratégie d'appropriation des signes de la promotion économique, à travers la consommation de signes publicitaires : l'acculturation ne serait pas un simple effet mécanique, mais l'aboutissement d'une stratégie individuée de positionnement par rapport à la geste de la conformation sociale.

    Baudrillard voit déjà dans l'appropriation même des objets un second degré de production, qu'il oppose à la stricte définition de leur valeur d'usage :

    Les objets sont donc le lieu, non de la satisfaction des besoins, mais d'un travail symbolique, d'une " production " au double sens du terme : pro-ducere - on les fabrique, mais on les produit aussi comme preuve. Ils sont le lieu de la consécration d'un effort, d'un accomplissement ininterrompu, d'un stress for achievement, visant à faire la preuve continuelle et tangible de la valeur sociale. (Fonction-signe et logique de classe, in Communications 13, 1969, réédité in pour une Critique de l'économie politique du signe, Paris 1972)

    Cette logique sociale du salut, redoublant l'éthique protestante du salut dans la production, amènerait également à la possession d'objets irréalistes, c'est à dire manifestant plus une aspiration sociale qu'un état d'achèvement. L'hyper-exposition des marques, en particulier des marques de vêtement du streetwear comme les pin's pourraient marquer la conscience de cette fonction-signe qu'elle emblématiserait comme un habitus social (affirmer cet état de conscience s'opposant à la pratique bourgeoise du signe discret, au double sens de discrétionnaire mais ne s'affirmant pas en tant que tel).

    La consommation esthétique du signe publicitaire relèverait de la même logique, en intégrant le seuil de résignation à l'immobilité de l'échelle sociale qui amène à s'approprier, suivant une rhétorique du désespoir, les objet-signes de la promotion sociale à travers les signes de la promotion de l'objet, donc l'esthétique de la publicité. Il ne s'agirait plus tant de consommer que de dire qu'on le fait (à travers des signes-objets et non plus des objets-signes), en avouant en fait qu'on consomme surtout le dire des objets (la publicité), mais, in fine, qu'on possède donc quand même quelque chose (5).

    Baudrillard analyse le modèle spéculaire de la redondance (petite) bourgeoise comme contenu autour de l'ordonnance fondamentale de la propriété : A est A, suivant une " logique euclidienne et aristotélicienne " qui tend à conjurer le devenir social dans un ordre, à abolir les contradictions dans un rituel tautologique. L'objet doit donc être le miroir d'une certaine prestation de mérite, d'une productivité. Dans le degré second de la consommation publicitaire, l'équation serait plutôt A est B, présentant à travers la mise en évidence de sa valeur-signe tout le labeur et le sérieux de l'activité de consommation, passant par la consommation première de la publicité.

    Distinction et normalité. L'autorité symbolique de la publicité.

    Ce glissement correspondrait également au phénomène que Bourdieu remarque dans le passage du devoir au devoir de plaisir (du Devoir au devoir de plaisir, in la bonne volonté culturelle, in la Distinction, critique sociale du jugement, Paris 1979). La prétention à la légitimité passe par l'appropriation des signes du style de vie de la classe dominante, instituée comme légitime dans la mesure où elle se distingue des classes dominées prises dans le processus de la consommation, en ce qu'elle se sent légitimée à leur enseigner le style de vie légitime, ce qui légitime et elle même et les produits dont la consommation confère cette légitimité.

    L'imposition de nouvelles normes de consommation susciterait donc l'enthousiasme des classes aliénées, puisqu'elle leur permettrait de se distinguer d'un ordre qui est alors reconnu comme aliénant. Cette nouvelle morale de plaisir, le fun, se redouble par la production de justifications scientifiques (le plaisir est bon pour la santé) et d'un nouveau salut religieux passant par la " personnalisation " (New Age) contre la dépersonnalisation qu'opérait l'ancien système avec ses dispositifs de ségrégation (en quoi le contrôle se substituerait à l'enfermement, par une individuation du travail répressif). Après l'esthétique publicitaire, l'esthétique du surf, de la rue et des réseaux marqueraient ce nouvel achèvement.

    Cette morale de la consommation ou ce " devoir d'orgasme " se joue donc comme une libération, récusant toutes les velléités classificatoires dans une humeur anti-institutionnelle, ce qui revient à produire un consommateur de plus en plus individué, sur un marché qui est donc de plus en plus segmenté, et ce qui revient donc à produire des théories marketing (type Socio-styles) qui tenteront de reconstruire des associations entre les individus ainsi isolés, et de les atteindre avec des produits de plus en plus ciblés et des spots afférents.

    Le retour à des produits génériques (tel le hard-discount) introduit un facteur d'entropie budgétaire dans cette inflation, le consommateur n'investissant ce surcoût que dans les objets à forte valeur d'implication qui signifieront le plus assurément son statut.

    Ce passage d'une optique classificatrice hiérarchique à une optique plus nodale n'est de toute façon pas sans quelques retours surprenants de principes classificatoires, mais qui s'inscrivent alors contre toute forme d'objectivation. Bourdieu note ainsi comment la dénonciation " personnaliste " de tout formalisme permet aux fossiles post-heideggeriens les plus usés de faire un come-back inespéré dans les hebdomadaires de qualité pour intellectuels.

    Gilles Deleuze a affirmé son déni pour les théoriciens de l'éthique de la communication. Dans qu'est-ce que la Philosophie, il déclare en effet qu'ils s'épuisent " dans la recherche d'une opinion universelle libérale comme consensus sous lequel on retrouve les perceptions et affections cyniques du capitalisme " (ce qui viserait Jürgen Habermas). Pour la sortie de son livre, il a néanmoins sacrifié aux nécessités de la communication, en accordant notamment un entretien au Nouvel Observateur, où il précise " discuter est un exercice narcissique (...) pourquoi discuter si l'on n'a pas un fond de problème en commun et pourquoi discuter si l'on en a un ? " (6)

    Cette dénégation renvoie, en l'occurrence, à une distinction entre concept philosophique et concept marketing: le concept, au sens du marketing suivant la terminologie de Deleuze, permet de désigner l'ensemble des caractères d'un produit, à travers un événement, une exposition qui met en scène les présentations de l'objet. Comme objet de discours, le concept relève de prédicats logiques; au contraire de tout cela, le concept philosophique relève d'un ensemble de composantes fixes, de " blocs " insécables, ni référentiels ni réductibles à l'agencement des termes d'un discours.

    Conclusion

    Cervantès ou Vauban, Lumière ou Méliès

    Le terme " cinéma " recoupe manifestement des acceptions esthétiques différentes. Son origine est déjà marquée par une certaine dualité, dans la double filiation de la photographie, qui passe du fixe à l'animé par l'invention de Marrey, Edison et des Lumière, et du théâtre d'illusion, qui passe à la lanterne magique puis au cinéma par l'initiative de Méliès.

    Cette double ascendance peut remonter jusqu'à la dichotomie occidentale entre imaginaire et rationnel qui apparaît dans le cadre de l'avènement de la communication. Dès le début du XVIIème siècle vont se nouer, sous le jour de l'universalisme de la Réforme intellectuelle, deux problématiques de la conception d'un espace de progrès et d'échange, comme espace national régi par une instance d'état ou comme voies d'échange auto-régulées. Mattelart voit en Cervantès et Vauban la métaphore de ces nouveaux modes de régulation et d'organisation de la société.

    Le XVIIe siècle débute sous le signe de l'ingénieux Don Quichotte de la Manche. Il se clôt sous l'ingénieur Vauban. L'un s'est battu à champ découvert contre des moulins. L'autre a construit des places fortes et dirigé des sièges. [L'un] est le symbole de la communication nomade. [L'autre] incarne une des premières tentatives de maîtrise de la communication. (Mattelart, Armand, les voies de la raison, in l'Invention de la communication, op.cit.)

    Cervantès (Galatea), Méliès (Pygmalion et Galatée), Besson (Nikita) ont revisité le même mythe, avec leurs talents propres, à travers leurs vertus d'illusionnistes. Or, là où Descartes se plaisait à répéter " donnez-moi de la matière et du mouvement, je vous ferai un monde ", l'auteur de don Quichotte, lui, aurait pu remplacer le mot matière par le mot imagination (ibidem).

    L'analogie se retrouve entre l'idée d'un cadre, fenêtre découpée sur le monde, régi par une entité tierce, l'auteur, dans une économie serrée des moyens et des formes, et celle d'une économie " libre échangiste " de l'image, où l'inflation des effets formels constitue autant de traits identitaires susceptibles d'être reconnus et ainsi consommés.

    Le fait publicitaire préside à l'invention des Lumière, mais c'est dans le pouvoir d'illusion exploré par Méliès que la publicité trouvera l'essentiel de ses ressources, tandis que le cinéma affirmera sa prétention artistique, d'abord dans l'organisation de la forme, suivant en cela l'exemple de la matière picturale et de la touche du peintre, pour gagner son autonomie en se théorisant comme un analogon d'une vérité première du réel (polysémique), contre une vérité propre à l'image (monosémique).

    Lors de l'exposition de Paris en 1900, Lumière ou Méliès ne sont que des attractions, également choquants pour les partisans d'une culture qui s'oppose au loisir (Cf. le Syndrome de Buffalo Bill: le progrès au péril du spectacle, ibidem page 150) . Mais le prochain réinvestissement culturel du cinéma se marque déjà à travers leurs deux conceptions différentes de l'écran : les frères Lumière installent un cinématographe géant qui projette des vues sur un écran de 16 mètres de large et de 25 mètres de haut. Pour filmer l'exposition, Georges Méliès met au point un pied tournant afin de prendre des vues panoramiques. Cinéorama (cinéma circulaire) extensif ou cadre intensif, délimité dans sa dimension mais susceptible d'une plus ou moins grande ampleur, apparaissent alors comme les métaphores de l'état-nation et de la haute culture d'une part, et du libre échange et de la culture publicitaire, d'autre part.

    Ce conflit entre deux prétentions à l'universel de la communication donne lieu à des catégorisations réciproques, à des théorisations de leur spécificité.

    Formalisme ou réalisme

    Dans l'ordre des représentations filmiques de la critique, les termes cinéma d'auteur et cinéma commercial sont définis par des termes analogiques à leurs conditions de production, suivant un rapport en quelque sorte naturel à leur contenu. Le cinéma d'esthétique publicitaire est lui défini par analogie à l'esthétique des spots publicitaires, analogie qui peut être prolongée jusqu'au niveau de l'intention, et être alors corroborée par les déclarations des cinéastes, souhaitant faire correspondre les attentes du public aux affects que peut produire le film.

    Or, pour reprendre les termes de Roland Barthes, on se situerait alors dans le cadre d'une sociologie de symboles (Barthes, Roland, Sociologie et socio-logique, in l'Aventure sémiologique), qu'il distingue d'une sociologie de signes, où le signe est défini essentiellement par sa place au sein d'un système de différences (d'opposition sur le plan paradigmatique et d'associations sur le plan syntagmatique), suivant une approche élaborée à partir de la méthodologie (7) employée par Claude Lévi-Strauss (le Totémisme aujourd'hui et la Pensée sauvage, Paris 1962):

    Les catégories établies par la critique fonctionnent effectivement comme des termes antagonistes, semblant tenir pour effectives deux conceptions opposées : celle d'un cinéma volontiers onirique, gouverné par le désir, bâti sur des effets de forme, et où importe essentiellement la satisfaction du spectateur, et d'autre part un cinéma attaché aux faits, à l'organisation rationnelle des causes et des phénomènes (où le désir est un fait ou un phénomène essentiel à montrer, mais non un principe organisationnel du film), et où importe essentiellement la volonté d'expression de l'auteur.

    Même s'il peut apparaître à l'analyse que les deux tendances sont toujours étroitement mêlées, ces deux tendances apparaissent comme relevant de deux exigences cinématographiques particulières : le cinéma commercial relèverait alors d'une catégorie médiane, les approches plus formalistes voyant leur éventuelle origine chez Méliès, par opposition au vérisme des Lumière ; celui-ci pourrait en fait se rapprocher d'une position neutre, même s'il a pu être revendiqué comme promoteur d'une image qui montrerait la réalité dans toute son ambiguïté, pour la distinguer des formes plus prédicatives du cinéma.

    Synthèse

    A travers ses prises de position allant à l'encontre d'une esthétique publicitaire, la critique dénoncerait une forme d'acculturation publicitaire. Or, cet habitus générationnel qui verrait une sur-valorisation des faits publicitaire et télévisuels, cette enculturation, annoncerait peut-être une nouvelle légitimité culturelle du champ de la publicité. Les méta-discours sur la publicité (indépendamment de la critique cinématographique) tendent en effet à souligner tous les caractères qui marquent cette légitimité :

    A contrario, la critique va qualifier l'esthétique publicitaire d'immaturité, de confusion de références, de spectacle démagogique et gratuit : elle lui dénie ainsi expressément tout caractère légitime. Si ces qualificatifs paraissent parfois relever essentiellement de jugements de valeur, trois points semblent définir effectivement l'esthétique publicitaire : son aspect identitaire (par l'utilisation de signes connotant une appartenance culturelle), son itérabilité (la multiplication des références méta-génériques et des auto-références), son jeu métalinguistique par référence aux conditions de l'énonciation (et plus particulièrement aux conditions de sa réception).

    Ces points relèvent donc d'un jeu formel, qui préciserait ce que la critique entend par surabondance de décor (aspect factice) et irréalisme. Or il s'avère que la critique s'est précisément constituée en discours légitime en revendiquant l'autonomie du champ cinématographique (qui l'amènerait dans la sphère de l'art et non plus dans celle de l'industrie et de la consommation de loisirs) par l'investissement de caractères relevant de l'économie de moyens et du réalisme, contre les positions formalistes qui prévalaient (où la forme est reconnue en tant que telle et pas seulement comme moyen).

    La légitimation artistique revient donc à construire la figure d'un auteur, tandis que les formes commerciales du cinéma seraient identifiées à travers la figure de l'acteur ; dans le cas d'une utilisation scientifique de la caméra, la qualité du film tient seulement à sa validité comme enregistrement du réel ; dans le cas d'une approche formaliste ou publicitaire, la figure primordiale est celle de l'énonciataire : une combinatoire rhétorique n'est en effet valable que si les images possèdent une certaine monosémie, ce qui revient soit à présupposer une valeur de vérité première de l'image (EISENSTEIN), soit à utiliser des traits identitaires (qui seront donc reconnus suivant un sens préexistant).

    Les arguments développés par la critique recouperaient donc un antagonisme profond, entre un ordre de vérité relevant d'une ontologie première, antérieur à la forme, ou relevant, dans une optique plus matérialiste, d'une vérité première des formes. Cet antagonisme serait en fait avéré, en matière de communication, depuis la construction de l'espace comme espace de communication : ouvert ou fermé, la circulation des signes comme celle des biens peut être régulée soit par des jeux d'équilibre interne, soit par une instance extérieure.

    En argumentant contre l'absence de contenu, la critique marquait son opposition contre des formes ; une idéologie du contenu s'opposerait ainsi à une idéologie de la forme, sans préjuger des contenus idéologiques que les formes peuvent toujours véhiculer : l'esthétique publicitaire relève certainement d'une approche quelque peu fantasmatique des problèmes contemporains (à travers la métaphore et l'hyperbole, présentant le conflit entre un imaginaire - un devoir de plaisir ? - et une réalité incompatible).

    D'autre part, la critique n'a pas manqué de présenter le cinéma des Lumière comme relevant d'un réalisme originel, alors que le travail de leurs opérateurs semblait plutôt privilégier un mode prédicatif mais avec des moyens limités, et que leurs propres films relèveraient, en dernière instance, d'une intention publicitaire. Néanmoins, seuls les spots publicitaires manifesteraient peut-être une vraie ciné-langue : l'idéal de la publicité serait d'effectuer une simple articulation de tropes ; l'intention préexiste à la forme et se doit d'en saturer la signification - plus que le signe, l'objectif visé est le signal. Cependant, l'enjeu originel de la publicité était simplement de rendre public, de faire savoir : ainsi se serait différencié un ordre communicationnel lié à la valeur commerciale du savoir, donc à sa circulation (sa transparence), contre des énoncés reconnus comme justes suivant la valeur de l'institution dans laquelle ils s'énoncent.

    Là résiderait peut-être le nouvel enjeu : non plus la vérité mais la performativité, c'est-à-dire obtenir le meilleur rapport input/output. A l'ancien récit de l'accès à la culture, d'une élite guidant les autres dans leur émancipation, succéderait le kitsch, qui comme un masque de beauté exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable (Kundera) : " au royaume du kitsch s'élève la dictature du cœur ". L'adéquation du signal d'entrée et du signal de sortie ne doit cependant pas devenir un contrôle total, sous peine d'asphyxie par consommation de toute l'énergie du système vers son propre contrôle (Lyotard).

    La croyance en la valeur d'usage des objets, en une vérité première hors la consommation et hors d'une construction rhétorique, le refus de toute détermination classificatoire, qui peut aller jusqu'à considérer la circulation des discours comme une des formes de circulation de la marchandise (condamnables puisqu'ils en reproduisent donc la structure), relèverait, alors, d'une part cachée indispensable à l'économie même du marché.


    Notes


    1. La bonne littérature est un produit de consommation rare; mais ce qui compte, c'est que la société établisse elle-même une relation structurale entre deux littératures: la bonne et la mauvaise. Roland Barthes, Sociologie et socio-logique, in Information sur les sciences sociales, octobre 1962; réédité in l'Aventure sémiologique, Paris 1985. Note 1
    2. " Populaire " sera entendu en premier lieu d'un point de vue quantitatif: Nikita et Trop Belle pour toi figurent en tête du box-office des films français pour l'année 1989. Note 2
    3. Il propose de multiplier les insertions publicitaires, alors que le nombre de coupures autorisées est déterminé par la loi; néanmoins, comme le remarque Godard, les chaînes n'ont par ailleurs pas toujours respecté les prescriptions légales quant à l'apposition de leur logo sur l'image. Les règles du jeu sont donc largement déterminées par les chaînes elles-mêmes (les moyens de pression de TF1 lui permettront ainsi de disposer d'une deuxième coupure publicitaire). Note 3
    4. Le cocasse de cette genèse est que la publicité commerciale, l'advertising (concept dérivé du vieux français " advertissement ") des anglo-saxons, est né sous le régime du parlementarisme. La publicité d'esprit public, elle, la publicity, que l'on appellera plus tard " relations publiques ", s'est développée sous l'absolutisme. Note 4
    5. Revendiquer l'illégitimité (l'objet en tant que marchandise diffusée par une stratégie mercantile d'imposition d'habitus) revient également à revendiquer, par défi, dans son illégitimité, une valeur absolue. Défi aux modèles absolus de la culture légitime, la publicité revient également à revendiquer une valeur absolue, " hors classe ", hors des classes bourgeoises où l'objet n'est assumé comme signe qu'au prix de la dissociation de l'ordre des signes en tant que tels (l'art) et de l'ordre mercantile. Note 5
    6. Les formes et les conséquences extrêmes de cette opposition à la primauté d'un discours rationalisant (visant à un consensus rationnellement acceptable, un accord pragmatique) dans les textes de Gilles Deleuze, de Michel Foucault et de Félix Guattari (notamment ses articles pour Autogestion, l'alternative (hebdomadaire du PSU - novembre 1986), ont été abordées par Luc Ferry d'un point de vue politique se voulant garant de la discussion contre le " dissensus ", in le Nouvel Ordre écologique, Grasset, Paris 1992 page 209 et suivantes. Note 6
    7. (…) sur les raisons qui poussaient tel clan à prendre pour totem tel animal, Claude Lévi-Strauss propose de confronter non le clan et l'animal, mais les rapports entre clans et les rapports entre animaux; le clan et l'animal disparaissent, l'un comme signifié, l'autre comme signifiant: c'est l'organisation des uns qui signifie l'organisation des autres et le rapport de signification lui-même renvoie à la société réelle qui l'élabore. Note 7

    Les citations sont effectuées au titre du droit à la citation à des fins de recherche, avec mention des sources.

    Pour le texte et la mise en code HTML: © christophe lenoir 1997

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