ENTREVUE JANVIER 1995
Analyse du contenu rédactionnel
Janvier 1995 - 10260 caractères
Ce document reprend le texte d'une contribution destinée à
préciser les modes rhétoriques employés par le magazine et les
limites propres à son concept.
Organisé autour d'interviews, Entrevue doit
sa modernité formelle à sa maquette, disposée comme une grille
de programme, réintégrant la forme journalistique canonique de
l'entretien dans celle télévisuelle de l'interview , suivant
des modalités initiées par Thierry Ardisson (contre la langue
de bois).
Ses caractères formels sont la primauté du
langage oral, renvoyant à une forme d'expression libre et
directe, des parenthèses signalétiques brutes, renvoyant à la
fonction journalistique dépouillée de tout lyrisme parasite, et
des chapeaux introductifs accrocheurs, jouant à plein des
fonction poétiques de la langue, par métaphores, répétition
et surenchère d'assonances, en se parodiant à l'infini comme
autant de déclinaisons d'un refrain. Le principe des cris de la
rue des petits métiers du Moyen-Age est en quelque sorte repris
dans une perspective marketing, à une diction particulière
(transcrite dans Entrevue sous forme de texte) correspondant
instantanément, comme un signal, une fonction particulière, qui
n'a plus besoin d'être énoncée.
La non soumission aux normes consensuelles du
discours TV (toutes les vérités sont bonnes à dire) dans une
thématique orientée autour des médias (sur deux axes : "
têtes d'affiche " et " faits de société "),
détermine une logique transgressive (voire une simple
transgression formelle, portant sur des codes et non sur des
valeurs), à la base de contrat de lecture d'Entrevue, dans son
attrait mais aussi dans ses limites.
A travers l'assertion toutes les vérités
sont bonnes à dire et la chasse à la langue de bois, argument
imparable dénonçant une dérobade de l'interviewé, son refus
de s'engager dans l'espace de discours où toutes les vérités
sont bonnes à dire, apparaît le dessin de plusieurs espaces
nettement circonscrits, d'une part celui du discours " sage
", consensuel, des médias, construisant l'image polie des
différents produits de la TV (acteurs, présentateurs
vedettes...), d'autre part un " en-dehors " qui
correspondrait à leur sphère privée et plus ou moins
inavouable, l'enjeu d'Entrevue se situant dans le passage à cet
aveu.
La revendication transgressive d'Entrevue est
figurée par une lutte entre Entrevue et les médias, donnant au
magazine le statut d'un réduit de résistance après l'éviction
d'Ardisson de la TV, les différents aléas de cette lutte étant
contés au long des rubriques et dans l'auto-interview
d'Ardisson.
L'objet de la lutte est l'occupation de
l'espace du discours (sur le terrain des médias elle se traduit
en parts de marché), et elle se retrouve dans les entrevues
elles-mêmes : l'intervieweur est capable de couper, de reprendre
ou de brusquer l'interviewé, censé donc devoir se livrer pour
continuer à être présent dans l'espace du discours, sans
pouvoir se réfugier dans une occupation creuse de l'espace (la
langue de bois), qui figurerait sa présence tout en demeurant
inaccessible.
Dans cette lutte, le gain s'obtient par le
" dernier mot ", d'où l'importance du verrouillage des
interviews par les interviewés, la simple citation de leur refus
pouvant constituer un " dernier mot " sans risquer de
tomber dans l'espace juridique (CF. Cavada).
La censure dans ses différentes formes
(extensive ou coercitive) est l'arme commune aux différents
protagoniste, occuper l'espace revenant à censurer l'autre
(dénier son discours ou censurer sa censure), suivant les
modalités classiques du discours polémique.
En bonne logique, Ardisson se pose en maître
de cet espace (en monarque), jouissant du privilège de
s'interviewer lui-même (speech act de la majesté),
acclamé par ses spectateurs-lecteurs auquel il donne à voir le
spectacle des vicissitude des autres.
L'entrevue se donne comme la mise en lumière
d'éléments cachés de la personnalité de l'interviewé, connu
essentiellement à travers le personnage qu'il construit lors de
ses apparitions sur les médias, où sa personnalité médiatique
recoupe normalement ses emplois.
La mise en scène des entrevues joue de cette
double face, avec sur une page une image type telle qu'elle
pourrait être utilisée à des fins promotionnelles, avec une
accroche présentant un trait de caractère de l'interviewé
(Cage : " je suis prédisposé à jouer les fous " ;
IAM " on a jamais été des non-violents " d'où on
peut inférer que Cage est fou et IAM violent : la formule
rhétorique réfère toujours à un avoué inavouable) et sur
l'autre, en vis à vis, un entretien portant globalement sur
l'adéquation ou les contradictions entre son image et sa
personnalité privée.
Le texte introductif de l'intervieweur assure
des conditions de l'entrevue et de la concordance du personnage,
tel qu'il apparaît quand on le rencontre, avec son image
attendue.
Les interviews paraissent informatives ,
apportant des informations inédites sur la personnalité
interrogée, mais fonctionnent plutôt sur un mode narratif dans
la mesure où elle vont toujours dans le sens de la construction
d'un personnage, avec son histoire, axe imaginaire
supplémentaire entre le public et la vedette (par proximité).
Si ce rapport dialectique entre la
personnalité réelle d'un personnage et son image médiatique
est potentiellement transgressif, la transgression apparaît peu,
au delà de la mise en scène formelle de l'interrogation de son
image (liée à la disposition des articles plus qu'à leur
contenu).
Si les interviews sont essentiellement
narratives, avec un passage de la face connue des faits ou des
acteurs de la TV à leur face cachée, dans le cas où l'on parle
directement d'une facette inconnue (Tabatha, Arielle) l'absence
d'histoire est compensée par une interview informative, l'avis
d'un expert, attestant de l'existence de cette facette.
Que la croix tatouée sur la poitrine de
Tabatha soit bien un symbole néo-nazi est confirmée par un
dirigeant de l'ANC, compagnon de cellule de Mandela, et donc en
quelque sorte victime professionnelle de ce symbole, tandis que
l'aspect particulièrement hard et en même temps naturel
de la prestation d'Arielle est confirmé par une professionnelle
patentée.
Entrevue joue alors d'un consensus paradoxal,
le fait lui-même n'étant ni interrogé ni mis en question, mais
établit dans son évidence (un emblème gammé est un symbole
nazi, un film X revêt un caractère pornographique).
Le trigramme commenté par un néo-nazi
paraîtrait irrecevable dans ce contexte de lecture, autant que
la performance d'Arielle commentée par un censeur : il s'agirait
pourtant seulement de commuter les termes (le fait commenté par
celui qui agit de même ou par celui qui les réprouve).
En effet, si dans ces cas l'article prétend
transgresser un interdit (Tabatha est propulsée à la rubrique
" politique "), il n'est jamais que paradoxalement
consensuel et en l'occurrence fait coeur avec les médias (le
porno est devenu recevable sur le petit écran mais le nazisme
est condamné).
La forme type de l'interview dérive
néanmoins parfois vers la polémique, dans le cas de Delarue par
exemple, sa teneur lui paraissant incompatible avec son
personnage : c'est alors l'acte du refus de l'interview, en
l'absence de ses développements, qui devient l'objet principal
de l'article.
Le " toutes les vérités sont bonnes à
dire " revient soit à remarquer une absence et à la mettre
en présence (par des révélations), soit à mettre simplement
en présence l'énoncé de l'absence (la fin de non-recevoir de
la personne incriminée, par exemple la lettre de l'avocate de
Cavada), l'existence de ces absences rendant d'autant nécessaire
l'espace d'Entrevue.
Dans la logique de ces révélations (du
privé incompatible avec une image publique est rendu public), le
privé est surtout le " privé du public ", ce dont le
public est privé dans la mise en scène du média, c.à.d. dans
le processus de production qui construit en même temps sa propre
mise en scène de son processus de production.
C'est donc cette " remise en scène
" qui va être démontée, par la parodie (Baffie) et par
l'investigation, l'image parfaitement acceptable qui transparaît
du média pouvant masquer des pratiques scandaleuses suivant ses
propres termes (par exemple si Cavada effectue ce qu'il
dénonce).
Ainsi ce n'est pas tant le contenu d'un
scandale qui parait motiver sa révélation (ce qui renverrait
alors à une grille ouvertement idéologique), que le simple fait
de l'avoir caché (ce que revendique l'éditorial).
Ce qui apparaissait pur est dénoncé dans ses
compromissions, ses manipulations ou ses inavoués, alors que
l'impur (le corps, le sexe, la " légitime violence ")
est réhabilité comme un constituant commun à tout le monde,
naturel, exempt de perversions, celle-ci se situant au niveau de
l'hypocrisie de ceux qui n'arrivent pas à assumer ce fait ou
tirent pouvoir de cette hypocrisie.
Leur nature commune (leur humanité) est en
effet incompatibles avec l'image policée qui les légitime dans
une position de supériorité, et qui justifie pourtant la
jouissance de l'exercice du pouvoir de censure, de l'autorité du
discours.
Cet argument, qui est actualisé dans les
articles en phase avec l'interviewé (où apparaît leur nature
commune) et qui constitue le fond de la polémique dans les
articles dénonçant une censure, peut être exprimé sous forme
d'attendus du type " nature " VS " censure
exercée par une culture pervertie ".
L'aspect transgressif d'Entrevue parait bien
être de pure forme, son espace est surtout celui du jeu
polémique, autorisant un certain ludisme, tout en se
restreignant à l'espace du discours et des images, hors de
l'espace physique : en l'occurrence le message n'appelle pas à
d'autres actes que des actes d'achat ou de consommation
(Audiotel, Vidéo, TV...).
La polémique à pour objet une forme de
censure dont le caractère propre est de ne pas provenir d'une
autorité politique, mais du souci d'éviter que les actes que
l'on prêterait aux acteurs médiatique apparaissent trop
dissonant avec leur image figurée, construisant une réalité
univoque.
Le contrat de lecture d'Entrevue débute là
où se situe habituellement la rupture du contrat de lecture
télévisuel, cette rupture constituant la base du nouveau
contrat : à cette réalité univoque (le semblant) sont
substitués des réalités multiples, plus ou moins
maîtrisables. La seule réalité (le vrai) évidente, par
défaut des autres (celles des discours), est celle du corps et
des ambitions individuelles, à priori justifiables pourvu
qu'elles s'assument comme telles.
La recevabilité d'un message dépend donc
plus des conditions dans lequel il est émis que de son contenu.
Sur ce point, le fonctionnement d'Entrevue
parait peu différent de celui des médias avec lesquels il
entretient une relation polémique, mais en les prenant pour
objet pour se prêter à une interrogation des termes des images
qu'ils construisent : leur référent est supposé vrai, mais en
l'absence d'une enquête sur les conditions d'énonciation du
discours, rien ne permet d'en être certain ; aucun élément
formel ne permet plus de distinguer le " comme si " du
" c'est comme çà ", à tout moment la manipulation
est soupçonnable.
Entrevue s'articule aux limites des médias,
contraints de donner d'eux-mêmes une image homogène, mais
condamnant par là même la possibilité de déterminer les
termes d'altérité des images qu'ils diffusent. Entrevue dispose
donc d'un espace propre à la mesure inverse de la capacité du
média télévisuel à gérer ces limites : le souci de
non-contradiction du média (qui irait jusqu'à occulter la
contradiction) appel à un débat contradictoire.
Les limites du concept d'Entrevue tiennent
alors à la souplesse et à l'adaptabilité des médias : leur
capacité à intégrer les " objections " que présente
Entrevue et à gérer ces contradictions d'image, au moins sur le
mode parodique, en les intégrant dans un espace de discours
unitaire (CF. Canal +), condamnerait à terme la nécessité
même du concept. Entrevue apparaîtrait alors simplement à la
traîne, sous une forme plus ou moins réflexive, mais toujours
paraphrastique, et avec pour handicap ce qui fait actuellement
son intérêt : exister en dehors de la TV.
Les citations sont effectuées au titre du
droit à la citation à des fins de recherche.
Pour le texte et la mise en code HTML: © christophe lenoir 1997
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