Télévision et discours critique :
Le sujet de lénonciation télévisuelle en question.
Argument du mémoire de DEA présenté à l'université de Paris III .
La télévision fait régulièrement lobjet de polémiques. Lobjet de ce mémoire est de préciser leur implication dans la façon dont la télévision peut se construire, se perpétuer et se renouveler, en se demandant si ces termes critiques peuvent effectivement constituer des concepts productifs pour la compréhension du fonctionnement textuel de la télévision.
1. Finalités
La télévision est régulièrement dénoncée comme un instrument de pouvoir et un instrument manipulateur. Or, les critiques ne semble guère influer lévolution du médium, qui consacre par ailleurs de plus en plus de temps à parler de lui-même. Ces critiques éclairent-elle la compréhension de la télévision ou manifestent-elles des positions déjà jugées ?
Une approche exhaustive des critiques à lencontre de la télévision impliquerait une approche historique qui risquerait de devenir trop extensive. Nous avons donc choisi de partir dune polémique précise, celle qui a opposé Bourdieu à Schneidermann, de façon à croiser leurs discours et à préciser les attendus sur lesquels ils sappuient, et, en suivant la polémique, examiner les faits télévisuels qui relèveraient des mêmes catégories de problèmes.
Le problème tient au refus par la télévision de se mettre en cause elle-même : il est repérable dans les polémiques et dans certains actes de censure.
La censure exercée à ce titre par Canal Plus à lencontre de Pierre Carles constitue de ce point de vue un cas décole : ce film censuré est devenu un film sur sa propre censure.
2. Méthodologie
Ce que dénonce Carles apparaît très proche de ce que dénonce Bourdieu : ils mettent en cause lénonciateur télévisuel et la façon dont la télévision utilise la mise en scène de ses locuteurs à des fins rhétoriques, voire manipulatoires.
La mise en cause de la figuration des énonciateurs télévisuels apparaît effectivement comme un paradigme commun aux critiques. Il marque une opposition, avérée dans les faits de discours constitués par léchange polémique. La polémique marque une lutte pour affirmer la légitimité de son propre discours : ce ne sont pas des considérations factuelles qui sont en cause (elles relèveraient dune controverse) mais des questions de statut.
Suivant la position que développe Bourdieu, ces questions sont analysables en terme de champ social, à travers lexposé des contraintes du champ journalistique.
Cette détermination sociale dun énonciateur peut être précisée dun point de vue linguistique. La polémique porte en effet sur un fait de discours centré sur la question de lénonciation. Cette notion danalyse du discours est développée pour létude de la télévision à travers la notion de polyénonciation.
Il apparaît ainsi quà inverse de la transparence que la télévision revendique, le cheminement des informations, des réactions et des débats à la télévision se déploie par cercles concentriques et auto-référentiels.
Cette extension du discours finit par valider le point de départ dune information ou dun programme en faisant comme sil était avéré et pertinent, mais sans quil soir réellement interrogé.
Carles donne un exemple de cette circulation en spirale, quil éprouve et quil retourne : il utilise les censures quil subit pour en faire un nouveau film.
Les critiques portent sur linformation : à la différence du divertissement, elle serait interrogeable en termes de vrai et de faux. Or, cette interrogation est censurée, ce qui accrédite son caractère manipulatoire.
On peut néanmoins se demander sil sagit dune thèse définitive ou si une antithèse est possible.
Tout peut apparaître conditionnel à la télévision : la publicité affirme par exemple que ce quelle dit est vrai, bien que personne ny croie ; chaque message publicitaire vante exclusivement un produit, chaque produit est présenté comme le meilleur. De même, la météo, le tiercé, sont des pronostics, dont la crédibilité dépend de la compétence technique dinterprétation que propose la télévision.
Les émissions mêlant divertissement et information peuvent aussi se présenter comme truquées ou comme caricaturales (le Vrai journal).
Linscription énonciation relève peut-être en définitive plus dune ponctuation rythmique et grammaticale que dune fonction rhétorique.
3. Conclusion
La polémique semble surtout renforcer autorité de chacun des intervenants sur leur domaine : elle justifie lexistence démissions sur la télévision ainsi que le fait de tenir ce discours ailleurs quà la télévision.
Plus quinstrument de pouvoir, la télévision apparaît comme un instrument de promotion, qui transforme des faits ou des produits culturels en produits économiques.
Lorganisation interne de cette promotion demeure pourtant opaque et peu étudiée, quant à la vente des espaces rédactionnels ou à leur relation aux régies publicitaires, ou à la vente de plus en plus systématique de ses propres produits.
4. Résumé condensé
Télévision et interprétation
Les programmes et les chaînes ne cessent de jouer avec la compétence progressivement acquise par le spectateur, en matière de connaissance des programmes et de connaissance de leur mode de fabrication. Le spectateur acquiert une connaissance particulière des animateurs, des présentateurs ou des journalistes, qui sont à la fois un élément des programmes et un élément de leur fabrication. Les discours des médias tendent ainsi à construire et à identifier des personnes prenant en charge le discours télévisuel.
Le plaisir apporté par la télévision tient alors au plaisir de la conscience de son mode délaboration et de fonctionnement, tant dun point de vue culturel (la connaissance des programmes et de leur développement sériel) que proprement télévisuel (la mise en abyme des moyens de production ou des contraintes internes comme laudimat).
La télévision privilégierait ainsi le sujet du discours au détriment de son objet, ce que Pierre Bourdieu a pu appeler une censure qui cache en montrant. Cette image serait fonctionnellement indispensable à lorganisation du média, et son contrôle serait donc vital pour les chaînes.
Lespace critique hors du média se réduit alors le plus souvent à relever les scandales ou les écarts les plus flagrants entre le comportement des chaînes et de leurs agents et limage quils entendent donner. La télévision est alors envisagée du point de vue de ses effets, en tant quelle relève dun contexte idéologique et dune industrie culturelle, plus quelle nest examinée dans ses formes, comme discours producteur de sens, et analysée en tant que code, relevant de règles de compétence et dinterprétation.
Or, la production de sens nécessite une compétence particulière du spectateur pour le décodage de la télévision. Laccent peut donc être porté sur létude des processus signifiants du discours télévisé, et non seulement sur ses contenus manifestes.
Ces processus de signification constituent le message télévisé et peuvent être appréhendés en considérant la télévision comme un texte. Pourtant, au contraire dune uvre, la télévision ne se donne pas comme un texte interprétable. La télévision se présente comme un dialogue, en sadressant au téléspectateur.
Le texte télévisuel nest donc pas tant interprété en fonction de ce quil décrit ou de ce quil évoque, mais en fonction de ce quil masque ou de ce quil oublie de dire. Inscrire un sujet dans lespace discursif commun à la télévision et à son public implique en effet deffectuer des choix de sens, donc dexclure les autres sens possibles.
Le marché des discours sur la télévision
Au marché des discours critiques sur la télévision sajoutent les magazines et les suppléments spécialisés dans la presse quotidienne (plus de 15 millions dexemplaires ). Il faudrait également ajouter lensemble de la littérature grise, produite dans le cadre des télévisions ou par des instituts privés. Il faudrait enfin tenir compte des émissions consacrées à la télévision sur le média lui-même, mais aussi à la radio, et des films et des reportages diffusés de façon privée ou parallèle.
Les campagnes de publicité des chaînes, que se soit sur leurs propres écrans ou par dautres moyens, proposent également un discours sur la télévision. Les produits dérivés gérés par des chaînes et reproduisant leur logo ne peuvent également manquer dinduire des associations en termes de segmentation et dimage de marque.
Les discours spontanés et les discussions portant sur la télévision dans lespace privé ont en outre en partie pour objet la revendication ou laffirmation dune position sociale.
Télévision, lien ou culture
La notion de lien social, développée par Dominique Wolton ou Dominique Mehl justifie lactivité de télévision, au risque dexclure la culture cultivée, qui ne concernerait pas la société dans son en ensemble mais seulement des privilégiés. En mettant en avant cette fonction sociale, la télévision accrédite le sacrifice de son intérêt et de son point de vue égoïste au point de vue du groupe, reconnu dans sa valeur et comme fondateur de toute valeur .
Si la télévision accorde moins de place à la culture, elle accorde une place de plus en plus importante à sa propre culture, à travers par exemple des émissions qui parlent de la télévision.
Ces émissions peuvent être vues comme relevant de la figuration de ce lien social, et comme un moyen de légitimation de la télévision et des dispositifs quelle emploie par le biais dun méta-discours. Les discours sur la télévision à la télévision qui la mettent en cause sont repris régulièrement dans dautres émissions, au point de napparaître que comme des transgressions de code, et non comme des mises en cause.
Deux usages de la télévision semblent possibles pour un auteur : lun, exceptionnel, qui présuppose lentière maîtrise des moyens de production pour pouvoir présenter son discours ; lautre, systématique, consiste simplement à se montrer : se montrer à la télévision assure la promotion de ses ouvrages, leur publication pouvant aussi être vue comme un moyen pour se montrer à la télévision et entretenir une notoriété. Bourdieu observe que de cette façon la télévision tend à contaminer lensemble des sphères culturelles, utiliser lautorité des journalistes permettant de sassurer une formidable promotion, indépendante de ses mérites réels .
Une censure structurelle
Limpossibilité de sexprimer pleinement, et en particulier à propos de la télévision, à la télévision, correspondrait à lexistence dune censure structurelle, indépendamment des agents (même sil existe en outre des contraintes économiques et politiques). En exposant les méthodes des journalistes présentateurs, Pierre Carles ne met sans doute pas seulement en cause la personnalité des journalistes : il met en cause la figuration des conditions de lénonciation. Or, linscription des conditions de lénonciation (en loccurrence par la figure du journaliste) sert à valider une intentionnalité particulière, de lordre du « sincère et véritable » (Barsam).
La connaissance du sujet du discours remplace et vaut pour celle de son objet ; il apparaît donc plus grave de mettre en question le sujet que son objet lui-même.
La garantie de la crédibilité de linformation ne doit cependant pas être mise en cause : or, celle-ci tient en la construction dun lien référentiel entre limage et sa source.
Les arguments en présence
Ce qui apparaît ainsi en cause à travers les cas de Pierre Carles ou de Karl Zéro, cest lhonorabilité des journalistes. Plus que dun code de déontologie, il sagit du résultat de plusieurs sanctions : celle des pairs (qui a amenée Zéro à présenter sa contrition dans Lignes de mire), celle du marché (laudience) utilisé comme justification (qui a amené dArvor à ne rien dire de sa fausse interview), celle du pouvoir politique (permettant laccès aux sources) et celle du pouvoir économique (contrôlant directement lautonomie des journalistes en participant au capital des chaînes de télévision).
Bourdieu se pose donc la question de lautonomie du champ scientifique, et en particulier du champ sociologique, face à la tentation (ou à la prétention) de la télévision de rendre compte de la société et de sanalyser elle-même. Pour Schneidermann, la télévision na en effet ni besoin de Bourdieu ni dHalimi, mais simplement dun journalisme sur le journalisme (en loccurrence ce quil propose dans son émission).
La validation du discours dans lespace de communication
Les contraintes qui relèvent de lorganisation hiérarchique des rédactions, des conditions daccès aux sources, et de la relation avec les autres journalistes demeurent opaques. La notion de confrontation (ou de débat) est présentée par les journalistes comme un moyen essentiel dexpression et de mise en perpective des différents points de vue.
La validation de ce discours passe par différentes formes de mise en abyme (la validation des conditions de lénonciation) et par linterdiction de certaines autres (la mise en cause des conditions énonciatives). Dans le cas démissions en différé, le réalisateur dun reportage est par exemple de plus en plus appelé à témoigner de son expérience et de la situation relatée, donnant à son récit une valeur intra-diégétique. Dans le cadre du journal télévisé, en direct, des envoyés spéciaux sont présentés sur le lieu des faits quils relatent. Ces éléments fonctionnent comme des déictiques, en instaurant, par le biais dun lien textuel, une continuité entre lespace de lénonciation et celui de la représentation.
La compétence télévisuelle consiste alors à établir des liens indiciels (limage comme référent) et thématiques (lutilisation grammaticalisée des stéréotypes véhiculés par les images) à partir des éléments verbo-iconiques. A lénonciateur audiovisuel (preneur de son et dimage), et à lénonciateur linguistique (le journaliste) sajoute alors un énonciateur télévisuel en la personne du réalisateur (considéré comme prenant en charge lensemble du travail en régie et la préparation du plateau).
La relation entre émetteur et récepteur ne fonctionne donc pas suivant un modèle symétrique, lénonciation étant condensatrice, et nassumant cette condensation quà travers des formules figées. Le locuteur construit un énonciateur et un énonciataire en fonction de limage quil a de lallocataire . Celui-ci ne dispose cependant pas des mêmes éléments pour construire un énonciateur (en tant quimage du locuteur).
Divertissement et information : différences de figure
Lironie est régulièrement employée par des animateurs-amuseurs (notamment dans le cas des jeux télévisés vis-à-vis des joueurs) et constitue même le ressort de leurs interventions ; il en est de même dans les émissions satiriques.
Les émissions de divertissement doivent leur caractère ludique à la multiplication des références inter-génériques et à larticulation artificielle des plans dinscription énonciative et spatio-temporelle. Le rôle de lanimateur est défini par sa maîtrise de lespace et du temps, et non par linscription forte de son énonciation dans lémission comme garantie dun référent extérieur (le cas du journaliste).
Les émissions dactualité fondent inversement leur authenticité sur un ancrage énonciatif et spatio-temporel fortement marqué et délimité.
Limites des critiques sur linformation
Une limite des critiques est de considérer la télévision in abrupto, et non la compétence télévisuelle que celle-ci implique et manifeste. La télévision gouvernementale était ainsi dénoncée pour son univocité politique et pour la censure quelle exerçait en ce nom (« la Voix de la France »). La télévision privée peut être dénoncée pour son univocité économique. Or, ces facteurs sont de nature externe : ils renvoient à linstitution journalistique et à lorganisation des médias du point de vue des contraintes extérieures qui lui préexistent. Une télévision doit en effet dabord composer avec ses obligations légales : les quotas, présentés dans le cahier des charges, précisent ses obligations de diffusion en terme de genre (le CSA dispose dune codification réglementaire des différents genres télévisuels) et de nature de la production.
Les documents internes des régies publicitaires sont encore des documents très difficiles daccès aux chercheurs : les régies des chaînes se situent en dehors des contraintes daccès légal auxquelles sont soumises les télévisions.
Image et discours des chaînes
Certaines isotopies apparaissent assez évidentes, et permettent dopposer les stratégies des différentes chaînes (du moins pour TF1, Canal Plus, et dans une certaine mesure France 2, qui ont disposé démissions satiriques concurrentes remplissant nettement une fonction éditoriale). Il faudrait néanmoins faire apparaître si ces thématiques ne sont propres quà servir certains enjeux économiques et politiques de la raison sociale des chaînes, ou si ces thèmes constituent des isotropies effectives qui sous-tendraient la figuration des programmes et lui conféreraient son sens en construisant leur espace figural.
La construction de limage des chaînes peut relever dun ajustement ponctuel en fonction denjeux externes. Elle est tributaire à la fois de la volonté de produire une image cohérente et des contraintes de la diffusion (suivant la disponibilité des programmes et des moyens de production propre, lobligation découler un catalogue ou de respecter des quotas et des engagements contractuels). La volonté de figurer une identité serait alors une réaction face à la baisse didentité des programmes, les chaînes recourant moins à la production propre ou les produits devenant de plus en plus standards du fait des logiques du champ concurrentiel.
Dans tous ces cas, il sagit pour la télévision dexister en tant quentité de discours, responsable de son énonciation (cette énonciation renvoyant aux différentes positions précitées) et non comme un simple diffuseur : l'énonciation demeure toujours le principal élément structurant du discours télévisuel, bien que sa fonction soit deffacer son acte énonciatif initial (diffuser).
Laffichage dune identité unique peut néanmoins se heurter au problème de la polyphonie des énonciateurs et aux limites de ses objectifs de marché (généraliste ou ciblée).
Le débat sur les médias cacherait un débat sur la scientificité. Une réflexion en terme rhétorique sur lexpression de la légitimité peut alors permettre de faire apparaître les enjeux de ces différents discours.
La chronologie complète de l'affaire Pierre Carles, à laquelle fait notamment référence ce texte, ainsi que des interviews et une liste des ressources internet sont disponibles sur le site de Chronic'art (Pierre Carles, Bien vu bien pris ! l'Evénement du 16 novembre 98), à l'occasion de la sortie en salle de Pas Vu Pas Pris.
Pour le texte et la mise en code HTML: © christophe lenoir 1998