NIKITA

Une esthétique publicitaire de la peur ?

Objet : Nikita France 1989 de Luc Besson (né en 1959)

mai 1997

50229 caractères


Ce document complète le texte sur l'esthétique publicitaire au cinéma. Il présente une analyse du film Nikita , précisant les facteurs d'angoisse, leur origine et les moyens de leur résolution. Le film apparait alors comme une métaphore de la communication opposée à la création artistique.


  • Annexe
  • Notes
  • Une esthétique publicitaire de la peur ?

    Nikita : Un film d'espionnage et d'action, ou un thriller fantastique ?

    Bien qu'il semble plus s'inscrire dans le genre policier du thriller que dans le registre du fantastique, Nikita utilise cependant abondamment le ressort de l'effroi, de la peur, de l'angoisse de la mort et de sa mise en scène exacerbée. Le thème de l'emprise totale sur un sujet, revenu de la mort et reprogrammé en vue d'objectifs qui ne servent que ceux qui le contrôlent, évoque également le cinéma fantastique. Sans jamais faire appel au paranormal, Nikita pourrait donc relever d'un type d'effet plus proche en définitive du cadre fantastique que du cadre logico-social d'une intrigue policière. On retrouve ainsi les thèmes du double, du changement d'identité, de l'enlèvement d'un individu par une mystérieuse organisation afin d'en faire un surhomme auquel sera dévolu l'exécution des ses basses œuvres, ou des manipulations opérées par de mystérieuses officines gouvernementales qui travailleraient dans l'ombre.

    La représentation doit alors son crédit au fait de référer à une part cachée du monde, hors des normes sociales habituelles, un univers de délinquance extrême et un univers de répression extrême, qui dans les deux cas n'ont plus de comptes à rendre à l'ensemble de la communauté et à ses lois. L'évocation d'un univers marginal permet de mettre en scène la même inquiétude qu'un univers fantastique, dans mesure où celle-ci apparaît vraisemblable dès lors que cet univers échappe aux lois rationnelles qui structurent ordinairement cette vraisemblance : on est dans l'univers du caché et du dissimulé, lui-même habituellement dissimulé, un espace d'incertitude. La violence paroxystique qui est dès lors représentée, dès les premières séquences du film, s'exprime autant par l'outrance des effets (comme lors de la fusillade dans la pharmacie) que par la référence à des angoisses premières : Nikita abandonnée, au milieu des morts, puis menacée dans son intégrité physique et enfin privée de toute intimité.

    En réalisant Nikita, Luc Besson revendique effectivement une esthétique noire, sombre, une mise en scène exacerbée de la violence, qui constituerait en quelque sorte la face obscure du Grand Bleu. De même que dans ce film, où l'incapacité relationnelle des personnages (qui a pu être qualifiée d'autistique) semble se résoudre par la disparition dans l'élément liquide - laissant entrevoir l'idée d'une renaissance, ou du moins d'un salut par la fuite de la complexité des rapports humains dans la régression amniotique, Nikita disparaît après sa malheureuse tentative de " réinsertion sociale ".

    Perpétuellement soumise à la volonté d'un autre (sa drogue ou son pygmalion), elle est condamnée à échouer dans toutes ses tentatives d'établissement de relations autonomes. Ressuscitée et refabriquée comme l'est un zombie, Nikita n'a d'autre fondement relationnel que le masque et la duperie : son expérience du miroir après avoir été reconditionnée ne peut lui renvoyer que l'image d'un leurre ; elle est faite pour tromper et détruire, jusqu'à ce qu'elle se retourne contre ses maîtres.

    Tiers relationnels

    Le succès des films de Besson s'est établi sur un lien de complicité entre le cinéaste et ses spectateurs, par le biais d'une esthétique proche du clip et de la publicité. Or, inversement, ses films semblent mettre systématiquement en scène la désintégration des liens dans les rapports qui unissent les personnages de la fiction.

    Ce lien lui-même semble s'être désintégré dans les rapports du cinéaste avec la critique. Alors que le Dernier combat avait été accueilli avec un certain intérêt, le succès de Subway puis des films suivants est réduit à la jeunesse de son propos et des formes qu'il utilise. Les propres références cinématographiques de Besson, revendiquant volontiers un certain réalisme poétique, relèveraient plus d'une culture télévisuelle que d'une culture cinéphilique. Effectivement, l'enjeu même des interactions entre les personnages pourrait relever d'un type d'angoisse plus propre à la télévision qu'au cinéma : il ne se situe plus tant au niveau de la modulation des interactions entre les personnages que de l'impossibilité même de ces interactions.

    Une problématique télévisuelle du lien

    La question de la figuration d'une relation (même si celle-ci ne ferait que masquer l'impossibilité d'interactions réelles) semble bien au cœur des problématiques télévisuelles. L'enjeu de la télévision est d'établir un lien de proximité avec le spectateur, mis en scène à travers différents processus de figuration de l'interactivité, tandis que la publicité a elle-même pour objet de convaincre le spectateur de la pertinence des liens existant entre lui et les marchandises présentées. Cette question de la " dissolution du lien " contre la délégation de sa réparation à un personnage de la télévision a pu fournir la matière explicite d'émissions spécialisées comme les reality-shows. Mais il semble que, dès ses débuts, la télévision doit son succès à cet " axe imaginaire " qui réunirait animateurs et spectateurs.

    Les fictions réalisées pour la télévision ont été analysées, de la même façon, comme relevant d'une fonction de reconstruction fantasmatique du lien social et des liens relationnels, à travers la récurrence de personnages engagés dans la réparation de toutes les " coutures " du tissus social, policiers, juges, enseignants, et toutes les catégories de travailleurs sociaux en général.

    Dans la réalité figurée par ces fictions, les différentes formes du lien social apparaissent donc en crise, les institutions correspondantes chargées de son maintien ou de sa réaffirmation s'avérant incapables de remplir leur office. Les personnages principaux qui donnent leur nom à ces téléfilms parviennent néanmoins généralement à circonscrire les cas ponctuels qui constituent les différents épisodes. Si Nikita semble souffrir de trop d'emprise, de la drogue ou d'une police secrète, l'essentiel des tensions du film tient bien à l'impossibilité pour elle d'établir avec quiconque des relations " sereines et confiantes ", ses propres motivations étant inavouables sous peine de mettre son existence en péril.

    Communauté thématique

    Ce type de thème apparaît également récurent dans le cas des scénarios qui peuvent être envoyés spontanément aux différentes chaînes. Sabine Chalvon-Demersay a pu faire apparaître l'étonnante homogénéité de ces textes à partir de l'analyse systématique d'un millier de synopsis, envoyés à France Télévision en 1992 par des auteurs amateurs, à la suite d'un appel de la chaîne à de nouveaux projets. Le corpus étudié par Sabine Chalvon-Demersay est très spécifique, dans la mesure où, d'une part, il est destiné à la télévision, et d'autre part il le fait de producteurs culturels inhabituels, qui, ordinairement, ne prennent pas la parole dans l'espace public. En effet, la plupart de ceux-ci n'ont pas un travail en rapport avec les médias ; ils sont de plus assez jeunes, la majorité d'entre eux ayant moins de 35 ans.

    La communauté des thèmes abordés ferait donc apparaître une sorte d'imaginaire partagé de la crise, crise économique, crise culturelle, crise de nos représentations : Ce n'est pas seulement la hantise de la crise économique qui tenaille les héros des scénarios mais la gestion d'incertitudes qui affectent toutes les dimensions du lien social. Or on retrouve assez précisément les mêmes incertitudes dans le scénario de Nikita. La convergence de ces thèmes avec les films de Besson peut tenir à une prégnance particulière de ces films sur le public, comme à une capacité du cinéaste à intégrer et représenter effectivement cette situation de crise, dans des formes dans lesquelles se reconnaîtraient alors les spectateurs (en l'occurrence, Besson revendique totalement la communauté et l'adaptation à son public). La spécificité de son travail de cinéaste, serait peut-être alors, non pas de construire un univers spécifique, mais un monde commun.

    Les formes du tragique

    La forme du tragique qui habite ces histoires n'est donc ni le conflit entre des valeurs opposées ni la fatalité, c'est une combinaison étrange et nouvelle d'une exigence de liberté et d'une conscience aiguë de la vanité d'agir, qui rend par là même cette liberté impuissante.

    L'image de Nikita

    Venue du chaos (l'univers de la drogue comme dérèglement social et dérèglement des sens et du moi, manifesté par la tuerie et ses réactions lors de son internement), Nikita va progressivement renaître à l'ordre, entièrement refaçonnée en vue d'un dessein qu'elle ignore. Son corps et son visage, lavée, maquillée, apprêtée, sont donc comme une fiction façonnés pour représenter l'image d'un individu socialisé, alors que son origine, en première instance, était celle d'un monde fou, barbare, non civilisé.

    Cette image lui est donnée dans le dessein de tromper, d'agir de façon barbare : pourtant, à l'image de sa nouvelle image, Nikita va se civiliser et attendre de l'autre une image qui puisse correspondre à sa normalité chèrement acquise.

    Sa destinée est donc à la fois biaisée et source de dissonance : enlevée à la folie pour être reconstruite à l'image de la normalité, elle doit continuer dans ce monde normal à se comporter de façon barbare, tout en aspirant à une normalité qui soit cohérente avec cette nouvelle image d'elle-même qui lui a été imposée. Façonnée pour être masquée, son rapport aux autres ne pourra pas se départir de cette duplicité tant qu'elle restera sous le contrôle de son créateur.

    L'image du créateur

    En lui donnant une nouvelle apparence et une nouvelle identité, le mentor de Nikita apparaît ambivalent. Il fonde la nouvelle relation de Nikita à l'image comme objet et sujet de désir, faisant d'elle un être susceptible d'attentes sentimentales. Il se pose d'autre part comme père créateur, investit par une instance supérieure et mystérieuse de la mission de la créer ; père répressif, il lui interdit alors toute émancipation, devenant un père castrateur à rebours en lui imposant le comportement et les ustensiles meurtriers qui sont généralement l'apanage de la virilité, au contraire de la féminité et de la séduction qu'il lui a pourtant conférée.

    L'imaginaire de la peur

    L'impuissance et la confiscation

    La violence du film tient pour une large part au heurt entre les attentes manifestées par un individu et le refus qui lui est infligé de leur apporter satisfaction. Ce rapport au désir est assez infantile : il relèverait d'un état d'immaturité, entièrement soumis au principe de plaisir puis confronté brutalement à la réalité. L'évolution de Nikita passe effectivement par des figures d'apprentissage et d'identification parentale.

    La peur sera donc induite soit par la peur d'une sanction d'ordre parental, soit par l'anticipation par le spectateur de la brutalité de cette confrontation du désir et du réel, source de frustration, et source de douleur physique : l'ignorance d'un principe de réalité ne peut que mettre en péril sa propre intégrité physique.

    Répression et frustration

    L'équipée de Nikita débute sur une confrontation brutale. Elle est l'objet d'un manque (la drogue), et elle est soumise à l'obligation de s'en procurer. Elle et ses compagnons enfreignent ainsi la loi, et vont devoir affronter la répression de l'autorité, que ce soit l'autorité parentale ou l'autorité de l'Etat.

    Le montage parallèle rend le pillage de la pharmacie particulièrement angoissant. Il établit que le propriétaire de la pharmacie a appelé la police et qu'il s'apprête à réagir lui-même en état d'autodéfense. Nikita contribue à augmenter cette tension, ses manifestations verbales se limitant à " j'en veux " tandis que le père et le fils se reconnaissent entre un des voyous et le pharmacien. Cette reconnaissance pourrait être une source d'apaisement, ce qui est marqué par un temps d'attente.

    L'apparition des policiers déclenche alors brutalement le déchaînement de la violence, précipitant l'action : Celle-ci apparaît d'autant plus précipitée que ces enchaînements sont prévisibles : la fin de la bande est promise avant même son exécution. Cette inéluctabilité est figurée par le passage à la vision subjective d'une lunette à infrarouge qu'un tireur d'élite vu en contrechamp vient de mettre en place. Le carnage qui suit pourrait relever d'un certain suspens dans la mesure où le spectateur connaît un danger que la bande ignore ; néanmoins, ceux-ci ne disposent d'aucun moyen d'échapper au tir qui les menace, leur fin est totalement prévisible. C'est cette inéluctabilité qui induit alors la peur.

    Mais les effets d'angoisse utilisés dans cette séquence relèvent aussi de jeux de suspension, d'attente, et de rupture imprévue. Nikita, seule survivante du carnage, parait alors sauvée, et la tension retombe ; un policier s'approche d'elle avec compassion et elle semble répondre à cette compassion. Rien n'est manifesté d'anormal, si ce n'est la durée anormalement longue de la scène (près de trente secondes, alors que la séquence suit un montage assez serré), un champ / contrechamp entre elle et le policier durant laquelle il ne se passe rien. Cette période d'incertitude entre l'apaisement et l'attente d'une rupture ne débouche pas sur une conclusion, mais sur une nouvelle incertitude : un objet apparaît dans le champ, le revolver que tient Nikita et qu'elle braque sur le policier ; une nouvelle attente débute alors (d'environ trente secondes également) rompue seulement par le tir de l'arme. Le geste signifie la mort d'un homme, et il fait de Nikita une meurtrière, qui va devoir affronter maintenant le système judiciaire.

    Le parcours de Nikita entre les différentes instances de la justice est toujours scandé de la même façon. Les lieux nouveaux dans lesquels elle va transiter sont découverts par un travelling avant, un grand angle amplifiant les perspectives. Cette exagération de l'espace marque son absence et son éloignement vis à vis de ces différentes institutions : un montage plus serré (aussi bien en terme d'échelle de plan, de perspective due à un téléobjectif que de vivacité du montage) marque en effet chacune de ses interventions, permettant d'anticiper les désagréments qu'elle provoque ou qu'elle subit. L'inspecteur qui l'interroge manifeste ainsi de la satisfaction quand elle lui demande un crayon : or cette attente est brisée par le fait qu'elle ne l'utilise pas pour écrire, mais qu'elle le lui plante dans la main (ce qui peut être également un clin d'œil à la scène de la fourchette dans 37°2 le matin de Jean-Jacques Beinex). Inversement, la gifle inattendue que lui avait assenée cet inspecteur n'avait pas été l'objet d'un montage serré, mais simplement d'un champ / contrechamp filmé en grand angle et raccordé sur le geste de la gifle, amplifiant ainsi le mouvement et laissant le temps au spectateur d'anticiper et de craindre la conclusion de l'acte.

    La totalité de l'histoire, du filmage et du montage va être parcourue par ce mouvement d'expansion / rétraction de l'espace et des gestes, scandant les moments d'attentes et les moments de rupture, en suivant l'alternance de l'expression des attentes des personnages et de celle de leur frustration. Chaque demande ou chaque désir semble ainsi systématiquement condamné à ne conduire qu'à une nouvelle frustration. Cette systématicité construit l'attente, et donc la peur : tout acte apparemment désintéressé cache en fait une intention contraire, qui nous sera brutalement révélée. Les gestes les plus anodins font craindre l'apparition d'un acte violent.

    Mort et renaissance

    L'impasse dans laquelle se trouve Nikita, refusant toute collaboration avec l'autorité, réagissant comme un animal (elle émet d'ailleurs explicitement de nombreux cris d'animaux) la conduisent à la mort. Elle se débat à l'annonce du jugement au tribunal, puis elle est traînée dans un couloir. On découvre, en montage cut, un nouveau lieu, qui ressemble à une infirmerie de prison. Son caractère sécuritaire est en effet marqué par les badges et les accessoires électroniques d'identification, tandis que le côté médical tient aux blouses et à la présence d'une seringue. L'association entre un univers sécuritaire et carcéral, une seringue dont l'utilisation nécessite l'ouverture d'une valise protégée par un code secret, et la situation de Nikita, attachée sur une chaise, laisse immédiatement craindre le caractère létal de l'injection. L'illégalité de cette mise à mort contraste néanmoins étonnamment avec la précision juridique du verdict entendu dans la scène précédente, la prison à vie assortie d'une période de sûreté incompressible de trente ans. Cette dissonance ne peut être perçue que comme la marque d'une injustice : en effet un plan où l'on distingue le remplissage de la seringue au premier plan et Nikita attachée au second plan ne laisse plus d'ambiguïté sur ce qui l'attend. Le spectateur peut s'identifier à son angoisse de la mort, figurée et accentuée par sa détresse extrême. Sa détresse est rendue poignante par l'appel à sa mère (jusqu'à ce moment, elle ne semblait guère sentimentale), d'abord rationnel (elle devrait assister à l'exécution) puis relevant de plus en plus en plus d'un état régressif et des pleurs d'un enfant.

    Renaissance et parcours éducatif

    Le film ne bascule cependant pas dans le fantastique, la part cachée du monde à laquelle Nikita est confronté à son réveil relevant d'un univers secret, mais réel.

    Le réveil de Nikita dans une cellule est marqué, subjectivement, par une vue du néon qui la surplombe, flou puis net (il s'agit d'un effet de filtrage et non de variation de mise au point, marquant la levée d'un voile en évitant la représentation subjective de l'accommodation oculaire après le réveil qui serait induite par un effet purement optique). Elle rencontre dans cette cellule son nouveau mentor, qui l'observait par un œilleton et qui va lui proposer une nouvelle destinée : il lui apprend alors sa mort officielle, tandis qu'elle s'inquiète de savoir si elle se trouve au paradis ou en enfer.

    Bob, son mentor, peut observer la chambre de Nikita par un œilleton. Elle lui apparaît comme une scène dont il est spectateur mais dont néanmoins certains éléments lui échappent. Il sera ainsi piégé par ce qu'il croit avoir vu. Il quitte la pièce puis revient pour entendre la réponse de Nikita à sa proposition. Celle-ci lui fait croire qu'elle se trouve dans son lit, alors qu'elle l'attend derrière la porte. Le spectateur voit d'abord à travers le regard de Bob, pour découvrir la supercherie à l'instant où il va la subir, le plan suivant découvrant Nikita derrière la porte. Les effets de surprises, comme facteurs de peur, seront souvent induits par ce flottement du regard du spectateur, amené à s'identifier à une future victime par un plan subjectif, qui lui montre qu'elle ne peut pas voir le danger que le spectateur déduit pourtant du montage (la situation d'attente). Un plan objectif fait ensuite découvrir le danger que la victime va irrémédiablement subir, un instant avant qu'elle le subisse (les coups portés sont alors souvent amplifiés, comme dans la scène de la gifle, par un raccord sur le mouvement du coup, filmé avec un grand angulaire).

    La prise en otage de Bob se déroule toujours sur le même type de jeu d'attente et de rupture, mais en prenant à contre-pied l'attente du spectateur : le revolver avec lequel elle menace Bob s'avère n'être pas chargé, ce qui rend sa tentative caduque ; elle essaie néanmoins de se suicider avec l'arme, mais sa tentative demeure vaine, laissant entendre que l'arme n'était effectivement pas chargée ; or, seule la première balle n'était pas engagée. La scène se conclut par une nouvelle surprise, doublée d'un choc physique pour la protagoniste : Bob lui tire une balle dans la jambe pour la dissuader de s'enfuir. Les éléments de violence sont donc en fait toujours assez courts : leur effet de violence est amplifié par leur irruption brutale, à la suite d'un jeu de suspension et de fausse résolution prenant à rebours l'attente du spectateur. La peur éprouvée par le spectateur est alors due au choc de la surprise. Elle sera due ensuite à l'anticipation de la sanction violente qui suit chacune des agressions, chaque action étant implacablement suivie d'une réaction encore plus violente.

    Education et apprentissage

    L'entraînement policier que va suivre Nikita prend toutes les formes du passage de l'enfance à l'âge adulte. La peur n'apparaît pas directement présente durant cette séquence ; l'échec éventuel de Nikita, que laisse craindre sa désinvolture, constitue néanmoins un élément d'angoisse.

    Le vocabulaire de Nikita se limite au début de son apprentissage à maman, Nikita, non et encore, pour devenir très rapidement plus élaboré. Elle acquiert également les signes de la féminité, grâce aux conseils esthétiques prodigués par la conseillère en la matière, interprétée par Jeanne Moreau. Elle lui explique par le détail comment devenir une femme.

    Nikita manifeste sa désinvolture par des stades de révolte et d'indiscipline, sous forme d'expression artistique incongrue, chants, danses, graffiti infantiles. Cette tendance régressive ne sera dépassée qu'à la suite d'un ultimatum posé par Bob : elle doit se remettre au travail sous peine d'être abandonnée à son sort de morte officielle. Un fondu marquera l'ellipse correspondant à sa transformation définitive en femme. Nikita semble donc avoir pris le parti de se soumettre.

    Rimes narratives

    Le don et la peur de sa frustration

    La phase d'apprentissage de Nikita est ponctuée par ses anniversaires. La figure du cadeau, et en particulier du cadeau d'anniversaire, va revenir à plusieurs reprises dans le film. Elément de reconnaissance de l'identité du l'autre, de son évolution, et de l'attention qu'on lui accorde, le principe du cadeau va devenir le thème d'un jeu sadique récurent. Nikita qualifiera elle-même dans le dialogue de jeu sadique la dernière mission que lui confiera Bob.

    Nikita va ainsi répliquer au refus de se voir accorder une permission de sortie pour ses vingt ans en offrant un cadeau à l'informaticien du service : celui-ci contient une souris vivante, provoquant la panique et faisant de l'informaticien l'innocente victime de son défoulement. La panique apparaît cependant disproportionnée par rapport à son objet : le spectateur est ainsi piégé lui-même dans l'attente de violence qu'il a pu inférer des scènes précédentes.

    La maturité de Nikita est marquée par un nouvel anniversaire, celui de ses vingt-trois ans. Alors qu'elle s'attend à le fêter dans ses quartiers, Bob lui propose de dîner à l'extérieur, répondant à son souhait précédent. Son expression de bonheur à la vue du cadeau que Bob lui offre alors est brisée par la découverte de son contenu, une arme, correspondant à l'exécution immédiate de sa première mission. La proposition du cadeau précédent est alors renversée : ce n'est plus elle qui trompe l'autre, mais elle qui est abusée. Sa frustration sera encore amplifiée par le mensonge dont elle victime après avoir rempli sa mission : la fenêtre qui devait lui permettre de s'échapper s'avère être obstruée. L'épreuve ne consistait donc en fait pas tant à tuer qu'à ne pas être tuée ensuite, l'angoisse venant de la découverte brutale de la tromperie, impliquant dès lors que sa vie est en danger, danger confirmé par le montage parallèle sur les tueurs qui la suivent.

    La même proposition se retrouve quand Bob offre un voyage à Venise à elle et à son compagnon. Elle découvrira sur place qu'il s'agit d'une nouvelle mission, tandis que son ami doit continuer à croire au caractère désintéressé et anodin de l'offre.

    Les épreuves

    Le parcours de Nikita passe ainsi par un certain nombre d'épreuves, correspondant à une acquisition progressive d'autonomie, mais rendues périlleuses par sa propre tendance à régresser vers des états de panique enfantine. Le danger des épreuves elles-mêmes est d'autre part redoublé par les jeux de masques, de duperies et de faux- semblant qui sont nécessaires à leur réalisation.

    La première mission de Nikita, au restaurant, demeure la plus dangereuse en elle-même : elle encourt le risque physique de se faire tuer, signifié par la connaissance qu'a le spectateur de l'imminence des périls et de le l'ignorance qu'elle-même en a. Le montage parallèle et les inserts sur l'action des tueurs (comme le fait de préparer une grenade), cachés à son regard, contribuent alors à établir le suspens. La scène fonctionne également comme la réplique de la scène initiale, la cuisine du restaurant étant assiégée comme l'était la pharmacie. Cette fois-ci, elle arrivera cependant à s'esquiver à l'ultime seconde. L'exécution qui lui est commandée est quand à elle filmée sur le même procédé que la scène de la gifle, un grand-angulaire amplifiant le geste de l'arme tendue et braquée sur sa victime.

    L'installation autonome de Nikita est ensuite présentée sur le mode de l'enfant devenu adulte, angoissé à l'idée de devoir quitter le domicile parental : le dialogue entre elle et Bob est très explicite : j'ai peur - tu as fait le plus dur.

    La construction dramatique de l'intrigue repose donc sur un principe assez binaire d'attentes et de ruptures, d'accalmies et de surprises. Elle s'enrichit cependant de citations et de jeux d'inversion des scènes précédentes, comme si les mêmes scènes se rejouaient à chaque fois, mais avec un nouvel élément d'angoisse. L'attente de la sanction ou du déchaînement de violence qui suit chaque accalmie et qui a été vu lors des scènes précédentes est doublée d'une incertitude sur la façon qu'a néanmoins chaque scène d'évoluer différemment. Le film tend ainsi à instaurer une familiarité par sa construction systématique, mais déjoue cette familiarité en suscitant l'attente de l'élément nouveau qui va la bouleverser.

    Les jeux de l'angoisse

    Les effets d'angoisse tiennent alors largement à un jeu avec le savoir acquis par le spectateur sur le fonctionnement du film au fur à mesure de son déroulement, en actualisant des angoisses premières tout en intégrant donc la conscience narrative du spectateur.

    Le dialogue et les situations du film intègrent également des éléments méta-discurcifs. Cet aspect passe largement par des commentaires sur l'action en train de se dérouler, du " j'ai peur " du personnage en train d'avoir peur à des situations plus complexes, proche d'un dispositif rencontré dans les spots publicitaires (et également dans le cinéma burlesque, en mimant un " contrat dramatique " rompu ensuite par réinscription inopinée des conditions de l'énonciation).

    Marco

    Le personnage de Marco (qui lui-même n'est jamais véritablement objet de la peur) multiplie ainsi les jeux de mots ou les situations d'auto-mise en scène, par exemple lors de la scène où il offre des fleurs et rejoue son entrée avec un bouquet somptueux au lieu d'une plante desséchée. Son personnage apparaît toujours en décalage avec le reste de l'action ; son rôle de caissier quand il rencontre Nikita relève presque d'un sketch. Il répond ensuite à l'invitation sexuelle de Nikita de façon tout aussi décalée, continuant à faire des commentaires sur le repas alors qu'il se trouve en train de la tenir dans ses bras. La scène, filmée dans un cadre assez serré et en utilisant une focale qui tend à isoler les personnages du contexte, relèverait elle aussi presque de la parodie d'un spot publicitaire parodique (dans un spot, l'ambiguïté d'un commentaire peut laisser supposer que l'objet du désir est d'ordre sexuel alors qu'il s'agit en fait d'un produit commercial, suivant donc un clin d'œil au spectateur abusé par sa propre interprétation).

    Ces scènes tendent plutôt à désamorcer les effets d'angoisse, à produire une accalmie entre les scènes de tension. La tension découle alors aussi de la crainte de la rupture de cette accalmie, mais cette tension peut être elle-même déjouée. La figure suivant laquelle un personnage entre dans un lieu qu'il croit familier, se rend compte d'une anomalie, et subit un choc avant d'avoir pu identifier l'origine de l'anomalie est ainsi reprise de façon décalée (on trouve cette figure quand Nikita prend Bob en otage après l'avoir assommé dans sa cellule).

    Alors que Nikita est en train de préparer sa dernière mission, Marco rentre chez eux où il croit la retrouver. Mais il ne voit personne, l'endroit est anormalement silencieux ; Nikita lui saute alors dessus, non pour l'agresser mais pour l'embrasser, désamorçant une tension due à l'emploi du même dispositif lors de scènes antérieures qui débouchaient sur une action violente. Lui même déclare alors " putain, tu m'as fait peur ", prenant à son compte une réflexion que le spectateur pourrait faire à ce moment là. Le personnage de Marco occupe en fait une position de spectateur paradoxal : il est un protagoniste de la fiction, mais celle-ci n'a guère de prise sur lui et lui de prise sur elle ; il semble tout ignorer des aspects cachés de l'intrigue dans lequel il se trouve, ne levant le voile que dans la scène finale.

    La double vie de Nikita

    La scène où Marco est surpris par l'irruption brutale de Nikita peut relever du jeu qui consiste à se faire peur, et qui serait ainsi mis en abyme, Marco et Nikita éprouvant les propres limites du jeu de la peur dans le film : seuls personnages à parvenir à établir une relation de confiance, la peur qu'ils peuvent avoir l'un de l'autre est en fait sans objet. Elle a aussi une fonction narrative précise, dans la mesure où elle illustre les doutes qui s'instaurent, la suite du film révélant que Marco connaissait à ce moment la véritable activité de Nikita et les dangers qu'elle encourt et qu'encourent ceux qui l'approchent.

    Cette différence de savoir est génératrice de tension, Nikita ne pouvant maintenir ses relations avec lui que dans la mesure ou il ignore ses véritables activités : quand il lui dit qu'il les avait découvertes, le film prend fin. Plusieurs scènes exploitent directement cette source d'angoisse : quand Nikita prépare chez elle les plans de sa mission et qu'il risque de survenir, ainsi que quand, à Venise, elle doit exécuter quelqu'un depuis la fenêtre de la salle de bain et que lui-même se trouve dans la pièce à côté. L'utilisation d'un viseur répond également à la scène initiale comme un dytique inversé, où Nikita se trouve toujours en position de tuer, mais protégée cette fois par la distance entre elle et sa victime et par le fait qu'elle se trouve du côté de la police. Le danger ne vient pas alors du fait d'être tuée mais de Marco. Le plan où il ouvre la porte de la salle de bain laisse craindre qu'il ne découvre Nikita son fusil à la main, telle qu'elle était dans le plan précédent : néanmoins il ne voit rien, le plan d'après révélant que Nikita avait entre-temps caché l'arme dans la baignoire.

    D'objet visé, Nikita passe donc à la position de voyeur, employant dès lors tout l'arsenal de l'espionnage, caméra, appareil photo, micro. La seule passerelle entre la vie civile de Nikita et ses activités secrètes passait par le téléphone, sa sonnerie potentielle devenant un facteur d'angoisse imprévisible, rompant le train normal de son existence et la menaçant, Marco risquant de découvrir sa double vie. Elle va à partir de ce moment organiser elle-même son " travail ", déplaçant le risque : la mission qui lui est alors confiée ne risque plus d'achopper que de sa propre faute.

    Sa dernière mission passe aussi par la tromperie et la substitution ; cependant, bien que l'on ait pu croire que l'importance apportée par son entraînement à son apparence de femme devait la destiner à jouer de sa séduction, se sont seulement ses capacités d'organisation qui sont mises en jeu : un complice doit pendre l'apparence d'un ambassadeur et se substituer à lui pour avoir accès à des documents secrets.

    Un élément imprévu va néanmoins modifier le cours de sa mission, entraînant la panique ; un " nettoyeur " est envoyé pour effacer toute trace, mais ses méthodes barbares (il dissout ses victimes dans l'acide) ne font qu'ajouter à la panique de Nikita et de son complice. La peur passe par la figuration de la panique : Nikita et ses associés sont confrontés à une impasse, pris dans le cours d'une mission qu'ils ne peuvent arriver à mener à bien. La panique est figurée par le jeu des acteurs (la crise de nerfs), la précipitation de l'action, et les effets d'incertitudes : le nettoyeur va-t-il " nettoyer " Nikita, ou la mission va-t-elle continuer malgré tout.

    L'étape suivante de la mission relève du même jeu de panique. Nikita se déguise en garçon à la place de son complice, et elle parvient ainsi à duper un système de surveillance vidéo : sa mission se déroule sans encombre, bien que des inserts sur les actions parallèles de Victor en train de l'attendre et du gardien en train de la surveiller sur ses écrans (et qui risque de reconnaître la supercherie) indiquent deux sources de danger possible. Le danger surviendra cependant de façon inopinée, là où on ne l'attendait pas : des coups sur la porte de la pièce dans laquelle elle se trouve indiquent une présence. Un chien apparaît alors, qui ne sera pas dupé par l'apparence de Nikita et ne reconnaîtra pas son maître, donnant l'alerte au surveillant qui observe la scène sur son moniteur.

    Des inserts montrent la mise en place d'un dispositif d'alerte, prenant Nikita et Victor dans une nasse. Nikita fuit et tente de rejoindre son complice. Celui-ci, imperturbable, retient les gardiens prévenus par une sonnerie d'alarme, tout en tenant un discours en décalage total avec la situation : il déclare aux gardiens qui l'encerclent " c'est une fausse alerte, on reste calme " tout en les massacrant (on retrouve curieusement une attitude similaire chez les martiens du film de Tim Burton Mars attacks). Les stratégies de discours apparaissent toujours orientées suivant les intérêts de l'énonciateur, l'objet de leur efficacité étant précisément d'assurer leur énonciataire de l'inverse. Ce décalage continuel entre les intensions des personnages et leurs déclarations est porté dans cette scène à un niveau presque comique, suivant la tendance systématique du film à remettre en scène ses propres codes.

    Cette scène est également un écho à la scène où Nikita tentait de prendre Bob en otage, celui-ci invitant ses collègues intervenus à regagner leur place, l'alerte n'ayant pas lieu d'être. Le comportement de Bob était alors interprétable comme du sang-froid ou comme une façon de calmer Nikita, le spectateur et Nikita ignorant qu'aucune balle n'était engagée dans l'arme. Dans toutes les scènes de danger de ce type, la situation semble d'autant plus angoissante qu'elle est sans issue, aucun élément ne permettant de deviner par quel moyen Nikita pourra échapper au danger qui la menace, l'issue prévue s'avérant inutilisable (la balle manquante dans l'arme prise à Bob, la fenêtre obstruée au restaurant, la grille fermée de la résidence de l'ambassadeur encerclée par les gardiens).

    La résolution de l'intrigue

    La peur n'est jamais due à un mystère particulier, qu'il faudrait résoudre, ni à une menace précise, qui pourrait être circonscrite, mais à des enchaînements de tromperies rendant impossible toute relation de confiance.

    Dans la lignée des autres films de Besson, la seule parade à ces dérèglements et à la peur qu'ils suscitent réside dans la confiance permise par le sentiment amoureux, ce qui constitue la morale explicite du film. Nikita va tout avouer à Marco, qui lui avouera à son tour qu'il savait tout ; leurs mesonges avaient pour but de préserver l'intégrité de leur partenaire, et non de le duper. Elle va néanmoins devoir fuir l'accumulation des malentendus, Marco se chargeant de convaincre Bob de ne pas la poursuivre et de lui accorder une nouvelle vie.

    L'objet de la peur apparaît alors comme la métaphore du système social, en tant qu'il entraîne la compétition et l'opposition des intérêts, et donc le mensonge. Nikita relève bien à ce titre de l'imaginaire commun que Sabine Chalvon-Demersay a analysé dans Mille scénarios, une fiction. La crise est bien une crise de confiance, de confiance en la représentation, toujours susceptible d'être mensongère.

    Ce film a pu être présenté comme relevant d'une représentation gratuite de la violence. Or, il semble que l'objet de l'effroi ne tienne pas seulement à un affect de l'image, à la crudité de sa mise en scène de la violence, mais à la particularité de la construction narrative et des thèmes qu'elle aborde.

    La représentation de la peur passe par des codes formels habituels, essentiellement des effets de rupture et d'annonce, les situations dont le rythme semble trop continu laissant présager la rupture soudaine de cette continuité. Le film joue alors très systématiquement de ses propres codes au fur à mesure qu'il les établit, trompant la capacité d'anticipation qu'acquiert le spectateur. Le spectateur se fait ainsi manipuler par ce qu'il croit pouvoir anticiper de ce qu'il a déjà vu. La violence ne provoque donc la peur que dans mesure où elle est intégrée dans un dispositif narratif qui va pouvoir faire croire au spectateur qu'il peut l'anticiper (les différentes scènes sont de cette façon l'objet de rimes très précises), alors que son attente sera toujours prise à contre-pied.

    Comme dans le cas des scénarios étudiés par sabine Chalvon-Demersay, il semble que s'est la dissolution des liens qui permette la libération puis la production et la reproduction de cette violence. Au-delà du spectacle de la brutalité et des sévices, Besson propose donc une première explication des conditions de production de la violence sociale qui est présupposée par cet imaginaire commun. Il a pu également aller jusqu'à expliciter les conditions de production et la construction de ses propres images, à travers ses publications et ses rencontres avec le public. Qu'elle relève d'un simple jeu promotionnel ou d'une intention sincère, cette attention du cinéaste aux conditions de réception de ses films témoigne au moins d'une forme particulière de responsabilisation du cinéaste face à sa propre production. L'œuvre n'est plus comprise comme un objet autonome qu'il pourrait appartenir à d'autres de juger, mais comme la forme d'une relation qui ne serait donc comptable que dans le cas d'une médiation directe.

    Il demeure qu'à travers la mise en forme poétisée d'une relation commerciale, il reproduit sans doute le même état imaginaire du monde social que dans ses films : les cadres institutionnels ne jouent plus le rôle de garant du lien social, mais n'inspirent que de la défiance, dans la mesure où chaque parcelle de pouvoir s'avère toujours utilisée au bénéfice unique de celui qui la possède. La mise en scène de la peur, comme dissolution des liens intimes dans des rapports de pouvoir (ceux-ci ne relevant plus alors que des lois du marché) passe donc par une mise en scène du pouvoir et de l'Etat : purement coercitif, celui-ci ne semble plus exister comme répression idéologique (il n'est plus que le garant de lui-même) mais simplement comme répression physique ; il n'intervient donc plus lui-même de façon tierce, mais de façon directe, pour lui-même. Face à ce caractère indu du pouvoir, seule la relation commerciale semble effectivement se donner la peine de convaincre son sujet, la consommation se parant de représentations qui, à travers la publicité, donnent à la relation commerciale une dimension poétique là où toute autre forme de pouvoir parait avoir perdu toute dimension de proximité relationnelle. Besson pourrait déclarer, en accord avec Jacques Séguéla : le nouvel opium du peuple n'est pas la rigueur, mais l'imaginaire.

    Jeux d'abyme

    Les multiples jeux du film sur ses propres codes contribuent à figurer cette relation de proximité, à travers les formes de la réflexivité. On retrouve ainsi le caractère réflexif des films de peur : le spectateur est mis en scène en tant que sujet de la peur, amené à partager la posture des personnages du film et à éprouver les angoisses qu'ils subissent et qu'ils provoquent, ou à avoir peur lui-même en connaissant par avance les peurs qui les menacent.

    La présence du personnage invisible du filmeur est figurée par la mise en abyme des points de vue, qui passe par la représentation des moyens techniques de prise de vue (écrans, viseurs, caméras de surveillance). La présence perpétuelle de l'organisation qui emploie Nikita et connaît le moindre de ses gestes contribue également tout au long du film à figurer une présence démiurgique, toujours co-présente à la destinée des personnages, même quand elle n'apparaît pas explicitement : elle peut se manifester directement à tout moment.

    Le spectateur est lui-même précipité dans l'action par le passage d'une vision objective à une vision subjective quand un élément menace un personnage. Le spectateur être alors amené à prendre le point de vue du sujet menacé (Bob ou Marco entrant dans la pièce où se trouve Nikita), comme celui d'une menace qu'il ignore encore (la recherche de la cible à travers un viseur ou le point de vue de la balle qui sort du canon).

    Point de vue rhétorique et point de vue moral

    La peur est provoquée par des procédés rhétoriques , mais elle relève d'un point de vue moral : elle est induite par la tromperie et la duplicité. Toutes les relations sociales apparaissent construites suivant le strict intérêt de celui qui les domine, à l'exception de la relation amoureuse de Nikita et Marco, orientée suivant l'intérêt du partenaire.

    L'utilisation d'effets de film de peur constitue un premier niveau du film, au-dessus duquel apparaît un autre niveau de jeux sur le code qui emprunte à la publicité. Les jeux explicite sur le code (rimes narratives, auto-commentaires, auto-détournements ou auto-citations) miment en effet un rapport de transparence allant plutôt à l'encontre du fonctionnement fictionnel habituel du cinéma. Le spectateur est amené à actualiser sa propre compétence méta-discurcive et sa propre conscience de la situation énonciative du film.

    La fonction de la peur

    Cette remise en scène de la peur aurait pour fonction de rassurer le spectateur. Les angoisses enfantines comme les angoisses sociales sont résolues par l'appel à un sentiment auquel il est aisé de s'identifier, l'amour, ainsi que par l'emploi de procédés rhétoriques qui réduisent finalement les effets d'angoisse à de simples effets de code. Les peurs sociales sont présentées dans un cadre abstrait, sans être reliées au contexte économique qui est à leur origine. Le jeu publicitaire sur les codes du cinéma correspondrait alors à la résolution de la peur, sa production relevant quant à elle des codes cinématographiques.

    Le créateur et le sujet de la peur

    Le point de vue de la victime est rattrapé par le point de vue du créateur, que le spectateur est amené à partager par la résolution définitive de l'intrigue (il n'y a plus de victime, l'intrigue n'ouvre pas sur d'autres angoisses ni sur une irréductibilité définitive du monde), et par le partage de la compétence cinématographique (par les jeux sur le code, prolongés au-delà du film par l'ambition explicative des produits dérivé du film, de son livre, de son make-off, de son bêtisier, et des explications directes de Luc Besson).

    Cause première de l'image, le créateur réduit, par sa réaffirmation comme créateur premier, la dissonance de l'individu sujet de la peur : celle-ci est réduite à un malentendu provoqué par un créateur de second ordre. Nikita est fabriquée comme une fiction, pour figurer, pour tromper. Les explications sur ses origines et son enfance produites par Bob pour satisfaire Marco sont ainsi parfaitement fallacieuses et ne font que prolonger la tromperie. La tentative de différenciation opérée par l'institution est un échec : l'identité de Nikita demeure inintelligible et à l'autre et à elle-même ; elle ne peut se reconnaître dans l'image d'elle qui a été fondée par son créateur second. Elle relève d'un simulacre, d'une prétention non fondée à la doter d'une image à sa ressemblance.

    En gouvernant son rapport narcissique, son créateur s'impose comme autre originel et causal de sa destinée, mais ne fait que l'utiliser à son propre profit : ce qu'il institue dans la semblance est le fait de faux-semblants, fictifs, trompeurs, et illusoires. Pure fabrication esthétique, Nikita intériorise cette dissimilitude entre elle-même et son image comme un facteur d'angoisse. La régression infinie de Nikita due à cette absence à elle-même ne pourra être arrêtée que par sa relation directe avec son ami, en rejetant son faux démiurge. Tout le parcours de Nikita va donc consister à se départir de son créateur second, qui a fait d'elle une création esthétique, et non morale, pour revenir à l'existence morale en restaurant l'accord de son image et de son identité.

    Seule la médiation directe permet alors de fonder une relation qui ne relève pas de mensonges, en se satisfaisant d'elle-même sans impliquer d'explication causale et en excluant tout tiers extérieur. La relation entre Marco et Nikita apparaît parallèle à la relation qu'entretient Besson avec son public, lui-même demeurant le tiers absent du film, le vrai créateur, effaçant le faux démiurge pour rendre sa liberté à Nikita. Sa relation avec le spectateur écarte également tout troisième terme critique, qui tiendrait un discours causal sur un film qui ne fonde sa propre valeur que dans l'effectivité de la relation qu'il entretient avec le spectateur.

    Ainsi clos sur lui-même, le film propose néanmoins une métaphore de son propre fonctionnement, de sa propre utopie, où la communication semble prendre le pas sur les affres de la création artistique: Nikita est façonnée au départ à l'image de l'art, comme le faux esthétique qui fonde la fiction; or, en l'abscence d'un tiers institutionnel valable, celle-ci doit, par son affranchissement, gagner son autonomie en tant que simple objet de communication.


    Annexe


    La Femme NIKITA, un double américain

    Alors qu'il entend faire référence au genre et au style cinématographique des films d'action américain (le thème d'une organisation gouvernementale souterraine peut sans doute être vu comme une référence directe), le film de Luc Besson a eût lui-même un écho certain aux Etats-Unis. Cela conférerait une certaine légitimité à son style, qui serait donc reconnu par les américains eux-mêmes ; pourtant, curieusement, sa promotion américaine tend plutôt à faire ressortir sa francité. Besson a cependant réinvestit ce succès dans ses films suivants comme un gage d'américanité ; les versions anglaises et américaines de Léon sont néanmoins différentes de la version française " intégrale " et ont fait l'objet d'un montage spécifique, au grand dam, semble-t-il, des fans américains du cinéaste. Le Cinquième élément, tourné en anglais, est sorti simultanément en France et aux Etats-Unis, cette simultanéité étant elle-même donnée comme un des éléments de promotion du film et le garant en France de son américanité.

    A la suite de sa diffusion aux Etats-Unis sous le titre La Femme Nikita, le film de Besson a fait l'objet d'un remake, Point of No Return, et d'une série télévisée dont le titre original est également La Femme Nikita. Son principal ressort narratif tient aussi au double aspect de Nikita, femme séductrice et fatale au sens propre du terme, apprenant l'humanité en même temps qu'on lui apprend à devenir meurtrière.

    Argument

    Outre son mystérieux mentor, l'équipe qui entoure Nikita et qui constitue donc les personnages récurrents de la série comprend une psychologue, un informaticien génial, un spécialiste des gadgets d'espionnage, et un froid technocrate dirigeant les opérations. L'intrigue présente quelques différences avec le scénario original, qui peuvent impliquer d'importantes différences de signification bien qu'elles portent sur des détails du synopsis.

    Au point de départ de l'intrigue, Nikita est enfermée puis " suicidée " pour un crime qu'elle n'a pas commis : elle est faussement accusée d'avoir assassiné un policier. Son " rachat " est donc apparemment légitime, de même que les buts de l'organisation gouvernementale (et pourtant clandestine) qui va la former et l'employer. Celle-ci (appelée Section One) a en effet pour objectif de combattre le terrorisme par tous les moyens, y compris des moyens illégaux quand les moyens légaux s'avèrent inefficaces. Néanmoins, la compassion de Nikita et sa générosité entreront souvent en conflit avec le caractère expéditif des missions qui lui sont confiées.

    On peut donc supposer que, malgré des éléments diégétiques communs et une référence soulignée par le titre, la série relève de problématiques différentes. Ce point serait d'autant plus intéressant qu'inversement une part de la fiction française relèverait de références imaginaires communes, indépendamment de l'action (la rupture des liens comme facteur d'angoisse).

    Dans la série, l'accent semble être mis, non sur l'aspect du dérèglement relationnel, qui pourrait renvoyer à un dérèglement institutionnel, mais sur des questions morales (la destination sociale, le rapport de la morale à l'action) et politiques (l'absence de contrôle des agences gouvernementales, leurs propres intérêts vis à vis de ceux de la communauté, le terrorisme sous couvert d'anti-terrorisme) plus globales, en contrepoint des scènes d'action qui constituent le principal vecteur promotionnel de la série.

    Cette différence de niveau ressort de la lecture du synopsis et des résumés de la série, qui sont certes forcément plus appelés à souligner les caractères globaux de l'intrigue ; néanmoins, dans le matériel paratextuel et les éléments promotionnels qui accompagnent le film de Besson, l'accent est déjà nettement pointé sur l'aspect relationnel du film, adressé sans intermédiaire par Besson à son public (cet aspect promotionnel ne peux se retrouver directement dans la série, mais la référence demeure toutefois avec l'emploi du titre initial du film aux Etats-Unis, sonnant curieusement français).

    Les résumés de l'action donnés par ses producteurs méritent cependant d'être considérés, dans la mesure où ils indiquent la visée interprétative que les promoteurs du film souhaitent mettre en avant. Le résumé qui accompagne le film Nikita (c'est l'histoire de quelqu'un qui a commis un acte irréversible et qui va essayer de s'en sortir) marque une tentative d'émancipation, très différente du caractère affiché par la série de seconde chance offerte par la société à Nikita. Celle-ci souffre au départ de sa marginalité, mais elle est indûment accusée et elle n'est aucunement coupable de meurtre. Elle peut apparaître alors d'autant plus rédemptrice qu'elle-même n'a pas expressément une faute individuelle à racheter.

    L'aspect noir et angoissant du film de Besson semble donc délaissé au profit d'un suspens dépendant principalement de l'évolution de l'attitude de Nikita vis à vis des missions qui lui sont confiées : son humanité, niée par son rôle d'agent tueur, peut resurgir et la rendre plus vulnérable. Sous le masque de la femme jeune, belle, et innocente (ce sont les termes employés par les producteurs) se trouve un agent parfait (presque un zombi ou un androïde), sous le masque duquel la femme et l'humanité réapparaissent néanmoins, prête à racheter les pêchés du monde ; le rôle inversé de " femme-tueuse " s'inverserait alors à nouveau en une figure de femme christique.


    Amérique

    L'ensemble des moyens servant à la mise en condition préalable du spectateur et à la promotion du film possède une importance particulière dans le cas de produits qui jouent de l'attente et des jeux avec l'angoisse du spectateur lui-même. La manière dont Besson se place comme seul médiateur entre le film et le public et le " secret " paradoxal dont il entoure la sortie de ses films (en entraînant une spéculation sur leur contenu) emprunte certainement à la figure d'Hitchcock, sur un mode moins distant et plus direct (en mettant en avant sa jeunesse et la proximité avec son public). Cette posture se retrouve au sein même du film : Nikita est façonnée par un homme pour être efficace, mais elle va lui échapper en suivant ses propres aspirations poétiques, comme une métaphore de la destinée du film réinvesti par son spectateur. Besson aime également à se présenter comme le mentor de ses actrices, tout en prenant le pas sur les acteurs lors de la promotion de ses films (dans un étrange prolongement du film, Anne Parillaud a pris rapidement ses distances vis-à-vis du cinéaste, ce que celui-ci déplore longuement dans les ouvrages dérivés du film).

    La promesse d'émotions fortes passe ainsi par toutes les figures du superlatif (importance des budgets, ampleur des effets - tout ce que la critique nomme l'aspect factice et gratuitement coûteux de ses films). Besson revendique de cette façon une certaine américanité, comme gage d'un cinéma producteur d'émotions et comme figure absolue du superlatif. Cette américanité relèverait effectivement plutôt d'une " Amérique " dans le sens de l'emphase que dans celui d'une référence culturelle, Nikita devenant dans sa propre destinée américaine plutôt une expression d'ambiguïté et d'ambivalence, qui n'est réinsérée dans le cadre canonique d'une série télévisée qu'en gardant l'empreinte de cette francité initiale.


    Notes



    Les citations sont effectuées au titre du droit à la citation à des fins de recherche.
    Pour le texte et la mise en code HTML: © christophe lenoir 1997

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